Inégalités sociales et santé mentale : le rôle du psychologue
Professeure titulaire au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal, la Dre Houle est psychologue communautaire et titulaire de la Chaire de recherche sur la réduction des inégalités sociales en santé.
Chercheur postdoctoral au Centre de recherche du CHUM et psychologue communautaire, le Dr Monthiel est professeur associé au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal.
Professeure agrégée au Département de psychoéducation et travail social à l’Université du Québec à Trois-Rivières, la Dre Vrakas est psychologue communautaire.
Avec la collaboration de Louis-Philippe Côté, professeur invité au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal et docteur en psychologie.
La répartition inéquitable de la santé mentale au sein de la population
La santé mentale suit un gradient social : plus on descend dans la hiérarchie sociale et plus la prévalence des troubles mentaux est élevée (Agence de la santé publique du Canada, 2024). À titre d’illustrations, les figures 1 et 2 montrent bien la distribution en « escalier » selon le revenu pour la détresse psychologique et les symptômes de trouble de stress post-traumatique. Un gradient similaire existe pour la plupart des problèmes de santé mentale et des indicateurs de bien-être, dont la satisfaction à l’égard de la vie (Agence de santé publique du Canada, 2022), la dépression (Ridley et al., 2020), les symptômes du trouble d’anxiété généralisée (Institut de la statistique du Québec, 2023) et les décès par suicide (Institut national de santé publique du Québec, 2018). En plus du revenu, la position qu’une personne occupe dans la hiérarchie sociale dépend de différents facteurs, dont son type d’occupation, son niveau de scolarité et son appartenance à une minorité ethnoculturelle ou à un groupe marginalisé. Un gradient social dans la prévalence des troubles mentaux s’observe, par exemple, en fonction du niveau de discrimination raciale subie au quotidien (Cénat et al., 2021; Cénat et al., 2023). La pandémie de COVID-19 a agi comme un important révélateur et accélérateur de ces iniquités (Commission de la santé mentale du Canada, 2023). Pour construire des sociétés plus résilientes face aux crises, il est urgent d’adopter des politiques et des actions concertées pour réduire les inégalités et favoriser l’équité en santé mentale (Mezzina et al., 2022).
Les mécanismes de production des inégalités sociales de santé
Les inégalités sociales de santé sont systématiques, injustes et évitables (Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé, 2023). Elles trouvent leur origine dans des structures sociales, économiques et politiques qui façonnent les conditions de vie et les possibilités de bien-être de la population par une répartition inégale des richesses et des ressources (Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé, 2023). Ainsi, les politiques publiques influencent l’accès aux soins, aux logements, à l’éducation et aux possibilités d’emploi, créant ainsi un environnement où certaines populations sont désavantagées par rapport aux autres (Kirmayer et al., 2020). Le racisme, le capacitisme, le classisme, le sexisme et l’homophobie sont des ensembles de croyances, de normes et de pratiques sociales qui désavantagent de manière systémique certains groupes par rapport à d’autres. Ils forment les racines des inégalités (Heller et al., 2024), tout comme la croyance en la méritocratie, plus répandue dans les sociétés inégalitaires (Mijs, 2021).
Ces déterminants sociaux et structurels agissent non seulement sur le développement des troubles mentaux, mais également sur les possibilités de prise en charge et de rétablissement. Par exemple, le sous-financement des services publics de santé mentale, l’insuffisance du filet de protection sociale et le manque de formation aux approches thérapeutiques qui tiennent compte des inégalités contribuent à creuser les écarts, en rendant les services moins efficaces ou carrément inaccessibles pour plusieurs groupes en situation de défavorisation (Appio, Chambers et Mao, 2013; Bryant, 2024; Cénat et al., 2024; Huey et al., 2023; Smith, 2005; Smith et al., 2013). Ainsi, les personnes mieux nanties et celles appartenant aux groupes dominants ont un meilleur accès à des soins de qualité, et leur santé mentale s’améliore davantage que celle des moins privilégiés, qui stagne ou se dégrade faute de soins adéquats.
Les inégalités sociales s’ancrent également dans une dynamique intergénérationnelle, puisque les désavantages socioéconomiques accumulés par certains groupes au fil du temps perpétuent un cycle de vulnérabilité en matière de santé mentale (Kirkbride et al., 2024). Ces désavantages nuisent à la capacité des personnes à exercer du contrôle sur leur vie, un mécanisme fortement impliqué dans la production des inégalités sociales de santé (Orton et al., 2019). En outre, ils génèrent des sentiments de honte et d’humiliation exacerbés par les discours méritocratiques qui les tiennent pour responsables de la précarité dans laquelle ils sont plongés (McGrath et al., 2016). Pour réduire ces inégalités, les psychologues communautaires adoptent une approche visant l’équité en santé, qui est atteinte lorsque tout le monde dispose d’« un accès équitable aux possibilités d’atteindre un état de santé optimal. Cela sans être défavorisé par des conditions sociales, économiques et environnementales telles que les facteurs socialement construits comme la race, le genre, l’orientation sexuelle, les croyances religieuses et la position sociale » (Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé, 2023, p. 1).
Les psychologues peuvent être de précieux alliés pour réduire les inégalités
Pour agir à la source des inégalités, il est nécessaire d’intervenir sur les déterminants sociaux et structurels de la santé mentale, à savoir les environnements de vie (par exemple les quartiers, les habitations, le transport, les milieux de travail, les lieux de loisirs), ainsi que sur les politiques publiques et les systèmes d’oppression qui les façonnent. Les psychologues communautaires s’y emploient, en étroite collaboration avec les populations en situation de défavorisation socioéconomique et une multitude de partenaires intersectoriels et gouvernementaux. Même si les causes des inégalités sont principalement systémiques, tous les psychologues (cliniciennes et cliniciens, scolaires, organisationnels, chercheurs et chercheuses) peuvent contribuer à les réduire. Tout d’abord, ils et elles peuvent agir comme des alliés et des alliées auprès des groupes moins favorisés (Nixon, 2019) en s’informant sur leurs réalités, en dénonçant sur la place publique l’impact délétère de la pauvreté et de la discrimination sur la santé mentale (par exemple avec des lettres ouvertes dans les journaux ou le dépôt de mémoires dans les consultations parlementaires) et en appuyant les revendications des organismes de défense des droits. Apprendre à connaître les organismes communautaires, comme les ressources alternatives en santé mentale, et y référer leur clientèle peut faciliter l’accès à des espaces de participation qui misent sur la solidarité, développent le pouvoir d’agir collectif et brisent l’isolement.
De plus, prendre conscience de ses privilèges (Nixon, 2019) et de ses préjugés est l’une des premières étapes à franchir pour offrir des psychothérapies empreintes d’humilité, d’ouverture et de sensibilité face aux discriminations et aux injustices subies par certains groupes (Cénat et al., 2024). Une posture de réflexivité critique (Potts et Brown, 2015) est essentielle pour reconnaître que nous ne sommes pas « neutres » en tant que psychologues et que notre travail est teinté par nos valeurs et nos différentes identités. Ce travail de réflexion peut aider à prévenir l’erreur d’attribution fondamentale (Ross, 1977), qui consiste à expliquer les actes d’une personne par ses caractéristiques personnelles en sous-estimant l’influence du contexte. Cette erreur n’est pas anodine, car elle contribue souvent à blâmer la personne pour une situation qui est hors de son contrôle. La prise en compte des inégalités sociales peut aider à interpréter différemment des comportements jugés « plus difficiles » ou « résistants » en les attribuant à des causes plus systémiques plutôt qu’à une pathologie sous-jacente ou à un manque d’engagement et de motivation de la part de la personne. Les personnes en situation de défavorisation socioéconomique font de leur mieux pour traverser des épreuves dans des contextes peu favorables à leur rétablissement. Le psychologue clinicien et chercheur Jude Mary Cénat et ses collaborateurs (2024) recommandent d’ailleurs que l’environnement social soit ajouté à la triade « cognitions-émotions-comportements » utilisée en psychothérapie cognitivo-comportementale, et ce, afin d’en accroître l’efficacité auprès des populations racisées. Certains psychologues travaillent déjà en ce sens, comme ceux et celles qui pratiquent en milieu scolaire et qui interviennent généralement aussi auprès de la famille et de l’entourage à l’école. L’humilité culturelle et la reconnaissance proactive par le psychologue des difficultés inhérentes au racisme et à la pauvreté peuvent favoriser l’alliance thérapeutique et le succès de la psychothérapie (Appio, Chambers et Mao, 2013; Cénat et al., 2024; Cénat et al., 2025).
Enfin, une approche dite d’« universalisme proportionné au désavantage » est à privilégier pour atteindre l’équité en santé (Carey et al., 2015). Cela signifie que les interventions doivent être offertes à l’ensemble de la population (universalisme), mais avec une intensité accrue pour les personnes qui en ont le plus besoin (proportionnellement au désavantage). En ce moment, c’est le contraire qui se produit : il y a moins d’accès et d’intensité de services pour les personnes en situation de défavorisation socioéconomique, lesquelles sont pourtant celles qui sont les plus affectées par les problèmes de santé mentale. En effet, les personnes à faible revenu ont moins accès à la psychothérapie, car elles n’ont pas les moyens financiers de consulter dans le privé, parce que les listes d’attente sont longues dans le public et que les services offerts y ont une durée limitée (Houle et al., 2023). Des psychologues choisissent déjà de travailler dans le réseau public ou font du bénévolat dans le milieu communautaire pour rendre accessible leur expertise aux personnes moins nanties. D’autres atténuent la barrière financière de la psychothérapie en utilisant une tarification sociale qui tient compte de la capacité de payer des clients, en faisant du pro bono avec des clients en situation de pauvreté ou en acceptant de ne pas faire payer lors d’une absence dans certaines circonstances. Malgré ces efforts individuels qui témoignent d’une réelle sensibilité aux enjeux d’inégalités sociales, la poursuite de nos plaidoyers collectifs pour un accès équitable à la psychothérapie demeure essentielle.
En somme, le pouvoir que nous confèrent notre formation de psychologue et notre statut social élevé peut être utilisé afin de promouvoir davantage l’équité en santé. Tous les psychologues ont un rôle à jouer pour réduire les inégalités de santé mentale et construire une société plus juste, riche de tout son monde.
Remerciements
Les autrices et les auteurs souhaitent remercier Brigitte Lavoie, Marc-Simon Drouin et Léo Bérenger pour leur relecture attentive et leurs commentaires constructifs qui ont contribué à améliorer l’article.
Bibliographie
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