La clinique hors de ses murs : psychothérapie auprès de personnes marginalisées
Membre de l’équipe de Médecins du Monde, la Dre Éthier rencontre en psychothérapie des personnes désaffiliées et accompagne cliniquement des équipes d’organismes communautaires.
À l’origine du développement du programme de santé mentale chez Médecins du Monde, M. Létourneau oeuvre depuis plus de 20 ans en milieu communautaire.
Pratiquant auprès de personnes marginalisées et d’intervenants communautaires depuis 10 ans, la Dre Demarbre agit aussi comme directrice du programme de santé mentale chez Médecins du Monde.
Face à la sévère crise sociale actuelle alliant pénurie de logements, itinérance et pauvreté ainsi qu’à la précarisation collective qui se donne particulièrement à voir et à ressentir chez les plus vulnérables, la psychologie est conviée à s’approcher cliniquement de réalités qu’elle a traditionnellement peu fréquentées. La pratique clinique ne peut donc plus exister en dehors du contexte social et du lien à celui-ci, dans ses modalités concrètes et symboliques, comme source de douleurs d'existence liée au fragile de l’inscription dans le socius et à la perte potentielle ou avérée de sa place parmi les autres (Furtos, 2008). Les réalités de la désaffiliation et de l’itinérance se rencontrent et s’apprivoisent notamment par l’engagement dans le milieu communautaire montréalais. Grâce à ses partenariats communautaires, Médecins du Monde a déployé, il y a 10 ans, un service de psychothérapie à même les lieux fréquentés par les personnes vivant dans la rue, ayant déjà connu la rue ou étant à risque de s’y retrouver. Les principes centraux de cette clinique de la précarité seront dessinés dans cet article à partir de concepts théoriques et de la voix des personnes rencontrées, cette dernière offerte à la lecture au moyen de citations à travers le texte.
L’importance de l’espace de parole
Les réponses à l’itinérance sont souvent limitées à une prise en charge – insuffisante – des besoins de base par une offre matérielle qui ne reconnaît que très peu les aspects psychiques, intersubjectifs et groupaux de cette réalité. L’écoute humanisante offerte à l’existence autrement disqualifiée des personnes en situation d’itinérance se veut donc d’abord une occasion de contact à soi en compagnie de l’autre (le psychologue). Il s’agit là d’un vrai travail de réaffiliation au-delà des critères observables d’inscription sociale (appartement, emploi, etc.). « J’suis tellement pas bien dans mon nouvel appartement, je dors sur le balcon. C’était plus facile dans la rue, au moins je n’avais pas à dealer avec ma tête. » — James. Venir se dire, se penser et se sentir en psychothérapie favorisera le difficile lien à soi et à l’autre ainsi que l’appropriation subjective de souffrances qui sont souvent source d’agirs autodestructeurs. « Venir te parler, ça m’aide à voir plus clair. J’ai un peu moins l’goût de tout casser quand j’sors d’ici. » — Marc. La prise de parole demeure, cela dit, un acte de foi, un saut dans le vide, qui vient avec son lot d’angoisses, particulièrement pour des personnes ne l’ayant jamais prise auparavant. En effet, les personnes marginalisées et désinscrites socialement sont souvent porteuses de vécus traumatiques qui entravent la capacité de demande d’aide et de création de lien (Mellier, 2006; 2007). Abandonnées, placées ou incarcérées, consommant depuis leur jeune adolescence, vivant dans la rue depuis plus de 10 ans, et, en même temps, debout, créatives et dotées d’une organisation psychique leur permettant de survivre (Roussillon, 2005), ces personnes ont souvent très peu de bonnes raisons de faire confiance aux professionnels qui s’offrent à elles. « Comment oser demander alors que j’ai été si souvent niée, blessée, trahie? Que puis-je réellement espérer de toi? » — Fatima.
Réinventer le cadre
C’est par la présence dans les organismes communautaires investis par les personnes marginalisées que le contact peut se réaliser et la méfiance s’apaiser. Le psychologue est ainsi convié à être accessible autant humainement que physiquement, notamment en adoptant une posture d’« aller vers » la rencontre, et donc de sortir du bureau traditionnel au profit d’une approche de proximité (Médecins du Monde, 2016). Le psychologue n’est plus une entité sans nom ou sans visage, mais bien une personne qu’il est possible d’apprivoiser. « C’est toi la psy, hein? J’haïs ça d’habitude ceux qui jouent dans la tête, mais mon intervenant m’a dit que t’étais smatte. » — Sébastien.
La formulation de la demande d’aide est rarement claire ou portée par la personne elle-même, ce qui pourrait, peut-on penser, s’illustrer ainsi : comment savoir ce que je veux quand je ne sais pas ce que je vaux? En raison de souffrances archaïques et d’angoisses primitives peu verbalisées, mais bien présentes, la demande prend souvent la forme d’un cri d’alarme, d’abord donné à voir dans les contre-transferts de l’entourage (Mellier, 2007 ; Furtos, 2008). Le psychologue doit donc savoir tolérer l’informe et le diffus afin de soutenir la personne vers l’éventuelle formulation d’une demande au « je ». Il est ainsi invité à accueillir une grande variabilité de profils cliniques au sein d’une offre de services sans triage ni exclusion sur la base de critères diagnostiques. Les personnes rencontrées portent d’ailleurs plus souvent qu’autrement des diagnostics multiples sans avoir eu pour autant accès à des services de psychothérapie. Ces personnes sont souvent considérées par le système de santé comme trop dérégulées, trop psychotiques ou trop abusives dans leur consommation pour se voir accorder la psychothérapie demandée, ou encore insuffisamment mentalisantes pour en bénéficier. La pratique clinique auprès de ces personnes en est donc une « du trop et du pas assez » qui s’articule autour des besoins du moi de la personne qui demande, de façon singulière et adaptée à ses capacités et à ses limites (Winnicott, 1961). Elle prendra parfois des allures de psychothérapie de soutien à fonction de lieu d’accueil sûr et stable où se poser, sans pour autant qu’un travail à portée transformative soit impossible. Pour être adapté, le cadre devra nécessairement être coconstruit en ce qui concerne la fréquence des séances et la durée du suivi, tout en étant flexible relativement à l’absence, à la désorganisation, à la consommation et aux mouvements d’investissement en allers et retours.
En tant que cliniciennes et cliniciens, nous prenons donc le pari de la pertinence d’un espace psychothérapeutique offert aux personnes là où elles se trouvent, tant physiquement que psychiquement. « C’est l’heure de notre rendez-vous, right? Attends-moi, j’vais fumer mon joint, j’arrive.— Certainement, Caroline, je vous attends. »
Posture clinique
La posture du clinicien oeuvrant auprès de personnes marginalisées doit être teintée d’une curiosité sincère et non intrusive pour l’être humain et la complexité de son expérience, un réel désir de rencontrer l’autre dans sa différence et son unicité ainsi qu’un regard bienveillant et sans jugement. Éléments de base à tout travail thérapeutique, ces derniers sont d’autant plus essentiels pour accueillir humainement des personnes appartenant à des mondes sociaux loin des nôtres, souvent controversés, voire stigmatisés. Le travail du sexe, l’utilisation de la violence comme mode communicationnel, la vente et la consommation de drogue sont monnaie courante d’une clinique de la précarité. La capacité d’accueil est donc souvent mise à mal par la souffrance qui se donne à voir aux frontières de l’intrapsychique et du social. La fonction contenante du clinicien se voit grandement sollicitée, notamment dans la possibilité d’héberger en soi le vécu douloureux de personnes qui ne savent plus où elles habitent, qui ne s’habitent plus elles-mêmes (Ciccone, 2012).
Dans un effort de réhumanisation face aux forces déshumanisantes du social qui rejette, paternalise et exclut, le psychologue considérera les personnes accompagnées comme de pleins sujets, et ce, même et surtout lorsque les personnes ne correspondent pas aux impératifs normatifs (Roussillon, 2005). Il s’agit donc de faire preuve d’une grande humilité face à ce que l’on croit savoir ou ce que l’on pense être « bon » pour l’autre. C’est dans un respect inconditionnel de sa dignité et de son droit inéluctable d’agir tel qu’il lui sied que se trouvera l’espace pour permettre l’apparition du sujet à lui-même et sur la scène sociale (Declerck, 2001). Tout contenu psychique sera digne d’écoute et de travail thérapeutique. Le clinicien entretient donc une perspective de funambule qui reconnaît la contribution de la personne à sa réalité, de même que l’inscription de la personne dans des réalités sociales et systémiques qui contraignent nécessairement son psychisme à des stratégies de survie.
Cette posture se traduira également dans une humilité face à nos modèles théoriques et un refus de la position d’expert devant ces personnes qui, par leur douleur et leur lumière, remettent souvent en question les connaissances apprises sur les bancs d’école. Le psychologue naviguera alors hors des grands paradigmes pathologisants, apprenant des patients d’abord et développant avant tout une expertise concernant la qualité de présence et d’écoute.
Être ensemble devant l’impuissance
La clinique de la souffrance psychosociale interpelle le soignant dans les retranchements de son impuissance, à la fois relationnelle et systémique, et invite à un continuel travail de deuil face à l’envie d’apaiser, de changer la réalité, d’aider au-delà de ce que l’autre souhaite ou demande, de sauver. L’accompagnement se fait dans la répétition et la récurrence, avec tout le potentiel d’usure associé. Pour arriver à demeurer vivants et créatifs, les psychologues devront chercher et mettre en place des espaces leur permettant de métaboliser l’angoisse que peut susciter une pratique alternative au cadre flexible ainsi que la souffrance morale liée à l’exclusion sociale. La difficile tâche du maintien de l’équilibre se réalise nécessairement par la prise de parole sur leur travail ainsi que par l’« être ensemble » et le « faire équipe » dans un climat de convivialité et de réflexivité sans compétitivité. La construction de sens autour de la pratique devient essentielle, chaque journée travaillée représentant un engagement politique et humain basé sur des valeurs de justice sociale.
Bibliographie
- Ciccone, A. (2012). Contenance, enveloppe psychique et parentalité interne soignante. Journal de la psychanalyse de l’enfant, 2(2), 397-433.
- Declerck, P. (2001). Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Plon.
- Furtos, J. (2008). L’apparition du sujet sur la scène sociale et sa fragilité : la précarité de la confiance. Dans J. Furtos (dir.), Les cliniques de la précarité. Contexte social, psychopathologie et dispositifs (p. 11-22). Paris : Masson.
- Médecins du Monde Canada. (2016). Perceptions et besoins en santé mentale des personnes en situation d’itinérance. Montréal.
- Mellier, D. (2006). Précarité psychique et dispositifs d’intervention clinique. Pratiques psychologiques, 12, 145-155.
- Mellier, D. (2007). La précarité psychique et la spécificité du travail d’accueil de la souffrance. Dans A. E. Aubert et R. Scelles (dir.), Dispositifs de soins au défi des situations extrêmes (p. 85-105). Paris : Érès.
- Roussillon, R. (2005). Les situations extrêmes et la clinique de la survivance psychique. Dans La santé mentale en actes (p. 221-238). Paris : Érès.
- Winnicott, D. W. (1961, juillet). La théorie de la relation parent-nourrisson. Remarques complémentaires. XXIIe congrès international de psychanalyse. Édimbourg. Paris : Revue française de psychanalyse.