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Intervenir auprès de personnes réfugiées ayant vécu de la violence : le groupe comme espace transculturel

Maryse BenoitDre Maryse Benoit, psychologue
Professeure à l’Université de Sherbrooke et chercheuse affiliée à l’Institut universitaire de première ligne en santé et services sociaux (IUPLSSS) ainsi qu’au Centre de recherche SHERPA, elle est spécialisée en intervention post-traumatique et transculturelle.

 

louise rondeauLouise Rondeau
Travailleuse sociale et chargée de cours à l’Université de Sherbrooke, elle a travaillé dans le réseau de la santé, en plus d’avoir coanimé de nombreux groupes, entre autres pour les personnes issues de diverses communautés culturelles.


Le nombre de personnes déracinées en raison de persécutions, de conflits sociopolitiques, de violence organisée ou d’autres violations des droits de la personne a atteint le seuil inégalé de 80 millions en 2021 (Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies). L’annonce de l’arrivée prochaine au Canada de milliers d’Ukrainiens en raison de la guerre remet à l’avant-plan l’accueil de réfugiés1 ainsi que l’aide psychologique apportée à des personnes qui proviennent d’autres cultures, qui ont été exposées à la violence et qui sont affligées par des traumas et des deuils multiples.

Exil, trauma, identité et ruptures de sens
La migration est souvent une expérience déstabilisante impliquant la perte du groupe d’appartenance et du soutien de la communauté d’origine. Les défis d’adaptation sont multiples, comme celui de composer avec de nouveaux modes de fonctionnement socioculturels qui peuvent entrer en dissonance avec ceux du pays d’origine (Fronteau, 2000). Aux nombreux deuils culturels s’ajoute une négociation identitaire pour conjuguer des univers de références différents (Akhtar, 1999). Ayant dû quitter leur pays abruptement et sans préparation, les réfugiés peuvent vivre ces pertes et ces ruptures avec encore plus d’acuité. À celles-ci s’ajoutent les traumas prémigratoires, un grand nombre de ces personnes ayant été exposées directement ou indirectement à des événements traumatiques liés à la guerre tels la torture, la mort, les viols ou différentes autres formes de violence (Kalt et al., 2013). Or, de telles expériences traumatiques impliquent aussi des atteintes à l’identité en créant des ruptures dans le rapport à soi, à l’autre et dans le sens donné à l’existence (Wilson, 2006). Les actes de violence tels que ceux perpétrés lors de conflits sociopolitiques ébranlent les fondements de sécurité, bouleversent l’univers de référence et compromettent le sens de cohérence interne ainsi que la confiance en l’être humain et la connexion aux autres (Monroy, 2003 ; Rousseau, 2000 ; Sironi, 2007 ; Stolorow, 2007). Les expériences traumatiques brisent aussi le sens de continuité, causent une rupture entre le passé et le présent, une désorganisation du sentiment d’être dans le temps et une suspension du cours de l’existence.

Les personnes réfugiées font ainsi face au double défi de devoir se redéfinir dans une nouvelle culture et s’adapter à un nouveau contexte de vie tout en transportant dans leurs bagages des traumatismes et des deuils multiples qui ont pu ébranler leur sens d’elles-mêmes et laisser des marques profondes et indélébiles. Bien qu’un grand nombre d’entre elles fassent preuve d’une résilience impressionnante, plusieurs éprouvent une détresse importante et peuvent manifester différents problèmes de santé mentale au cours des mois et des années qui suivent leur arrivée au pays (Kirmayer et al., 2011). L’aide psychologique peut s’avérer salutaire pour ces personnes traumatisées et en perte de repères identitaires, mais il importe que les services offerts soient culturellement sensibles et accordés à leurs besoins distinctifs.

Intervention de groupe pour des femmes immigrantes et réfugiées ayant vécu de la violence
Fruit d’une collaboration entre des chercheuses de l’Université de Sherbrooke et des intervenantes du Centre intégré de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Estrie, une intervention psychothérapeutique de groupe pour des femmes immigrantes et réfugiées a été mise sur pied et est prodiguée sur une base régulière dans le cadre des services offerts au CIUSSS (Benoit et Rondeau, 2020). Cette intervention vise à offrir un service adapté à des personnes qui ne consultent pas spontanément les services d’aide psychologique, souvent parce qu’elles ne sont pas familières avec de tels services. Sur le plan théorique, cette intervention s’accorde avec certains principes fondamentaux de l’ethnopsychiatrie (De Plaen, 2006 ; Devereux, 1972 ; Nathan, 2003 ; Moro, 2004 ; Pocreau et Martins-Borges, 2006), notamment en ce qui a trait à l’utilisation de matériel culturel comme levier thérapeutique – cela sera explicité plus loin. Sur le plan pratique, cette intervention s’appuie sur les principes d’intervention de groupe proposés par Yalom et Leszcz (2005), plus particulièrement en ce qui se rapporte à la posture des intervenants et à la conduite des groupes. Elle s’inspire également du modèle de Den Bosch mis sur pied par Drozdek et son équipe dans un centre pour réfugiés aux Pays-Bas (Drozdek et Bolwerk, 2010 ; Drozdek et Wilson, 2004), mais s’en démarque entre autres par sa brièveté. L’intervention présentée ici est composée de 12 séances offertes sur une base hebdomadaire et lors desquelles les thèmes abordés suivent une séquence logique et progressive2. L’intervention s’adresse à des femmes qui ont été exposées à différentes formes de violences prémigratoires. Elle vise, par le biais d’activités d’expression créatrice, de jeux symboliques, d’espaces de partage et de capsules psychoéducatives, à soutenir les participantes dans le processus d’intégration du vécu traumatique et de violence ainsi que dans le parcours de restauration d’une identité fragilisée par les expériences traumatiques et l’exil.

Le dispositif de groupe a été privilégié notamment parce qu’il offre un espace de reconnexion sociale, mais aussi en raison de sa fonction de portage, qui aide à contenir la charge émotionnelle associée aux expériences traumatiques et douloureuses (Nathan, 2003 ; Moro, 2004). Mais le groupe procure aussi un espace de coconstruction de sens où la reconnaissance et la mise en commun de différentes perspectives favorisent la réinterprétation du vécu et l’élaboration d’un nouveau sens nécessaire à la restauration d’un sentiment de cohérence interne et de continuité (Rizzi et Moro, 2017). Dans le cas des réfugiés, en raison des multiples ruptures causées par l’exposition à la violence, mais aussi par l’exil, la quête de sens et de continuité est intimement liée au processus de redéfinition identitaire. Nous abordons ici plus particulièrement comment le groupe, en tant qu’espace transculturel, peut être en soutien au processus de coconstruction de sens et de redéfinition identitaire.

Le groupe comme espace transculturel
Pour Winnicott (1967), la culture joue un rôle d’espace transitionnel pour les collectivités en assurant un certain sentiment de continuité pour les individus qui les composent. Comme proposé par Devereux (1972), le matériel culturel peut donc servir de levier pour réintroduire un sentiment de continuité dans un contexte marqué par les ruptures et les pertes multiples associées au trauma et au contexte migratoire. C’est dans cette optique que, parallèlement à la place accordée aux expériences douloureuses associées à l’exposition à la violence, notre intervention fait une place substantielle au culturel dans le groupe. Ceci passe par la reconnaissance et la mise en valeur des appartenances culturelles qui peuvent être multiples et métissées, ainsi que des différences et des points de jonction entre les participantes. Il s’agit de s’intéresser à comment chaque participante s’inscrit de manière unique dans sa culture, y trouve une source de réconfort, mais aussi parfois de souffrance, comme ce peut être le cas lorsqu’une personne a été ostracisée, marginalisée ou victime de violence dans sa culture ou son pays d’origine. Concrètement, faire de la place au culturel engage lors des séances à porter attention aux divers symboles, récits, traditions, croyances, valeurs et représentations qui témoignent des repères culturels des participantes, donnent un sens à leur expérience et les resituent par rapport à leur appartenance collective et culturelle.

Notre intervention privilégie la mixité culturelle, c’est-à-dire qu’elle rassemble des femmes provenant de différentes régions géoculturelles. Cette mixité culturelle crée un espace transculturel en réunissant des personnes dont le principal point commun est de partager des vécus d’exposition à la violence. La mise en commun de cette pluralité de cadres de références permet de sortir de la dualité eux-nous et renforce la coconstruction de sens en offrant une multiplicité des perspectives qui ouvre le champ des possibles dans la réinterprétation de l’expérience de chacune. De plus, s’appuyant sur la solidarité et les liens qui se tissent entre les participantes dans ce contexte d’altérité, cette multiplicité culturelle présente dans le groupe illustre la possibilité que différents cadres de référence puissent coexister avec une certaine harmonie et que cela soit même une source d’enrichissement et de transformation. En ce sens, la mixité culturelle soutient la négociation identitaire de chaque participante qui tente de rétablir un sens de continuité et de cohérence entre les univers de références qui ont contribué à sa construction identitaire et ceux associés à son pays hôte.

Le sens de continuité temporelle pouvant être affecté par l’exil et les traumas, il importe de porter aussi un regard sur l’expérience migratoire dans son ensemble, sur la vie dans l’ici et maintenant et sur le rapport à la société hôte. À cet effet, quelques thématiques proposées dans le groupe portent sur les défis d’adaptation, la nostalgie du pays d’origine, ce qui surprend, plaît ou déplaît dans le pays d’accueil. En utilisant comme trame de fond une ligne de vie où des allers-retours sont effectués entre le présent, le passé et le futur, l’intervention est orientée de manière à aider les participantes à faire des ponts entre leur vie dans le pays d’accueil, leur vie dans le pays d’origine et leurs espoirs pour le futur. L’établissement de ces ponts contribue à rétablir un sens de continuité mais aussi à resituer les expériences traumatiques et de violence dans une histoire de vie qui a un avant, un pendant et un après.

Conclusion
Nous avons vu comment le groupe comme espace transculturel peut être en soutien à la restauration d’un sens de cohérence et de continuité identitaire en misant sur la multiplicité culturelle, l’utilisation du matériel culturel et l’établissement de ponts spatio-temporels. Évidemment, l’intervention de groupe en contexte post-traumatique implique de prendre certaines précautions telles que s’assurer d’établir un espace sécuritaire, respecter le rythme des participantes, ne pas forcer le dévoilement ou la verbalisation et miser sur leurs forces et leurs ressources. Considérant la brièveté de l’intervention, celle-ci représente un soutien ou une amorce à un travail d’intégration des expériences et de redéfinition de soi qui se poursuivra après le groupe et se fera au long cours. Une recherche est en cours afin d’en évaluer la portée et les données recueillies jusqu’ici montrent les retombées positives de l’intervention, telles qu’une diminution des symptômes de stress post-traumatique ainsi qu’une amélioration sur différentes dimensions du bien-être (Benoit et al., 2021). Une adaptation du groupe pour les hommes est également actuellement à l’étude.

Notes

1. Le terme est utilisé ici de manière large, incluant les réfugiés parrainés et les demandeurs d'asile.

2. Pour plus d’information, voir le tableau 2 dans Benoit et al., 2021: https://www.erudit.org/fr/revues/smq/2020-v45-n2-smq05840/1075393ar.

Bibliographie

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