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Prévenir les dépendances chez les jeunes : interventions précoces tenant compte du genre

Adèle MorvannouDre Adèle Morvannou, psychologue
Professeure au Département des sciences de la santé communautaire de l’Université de Sherbrooke, elle est chercheure à l’Institut universitaire sur les dépendances.


 

Karine BertrandDre Karine Bertrand, psychologue
Professeure au Département des sciences de la santé communautaire de l’Université de Sherbrooke, elle est directrice scientifique de l’Institut universitaire sur les dépendances.
 


Selon la dernière enquête canadienne, 5,4 % des jeunes Québécois âgés de 15 à 24 ans ont présenté un diagnostic de dépendance à l’alcool au cours de la dernière année, comparativement à 1,4 % des adultes de 25 à 64 ans (Kairouz et al., 2008). De manière générale, la consommation d’alcool, de cannabis et d’autres substances psychoactives est plus élevée chez les jeunes de 15 à 24 ans que chez les personnes plus âgées. Or, la transition vers l’âge adulte est une période charnière pour le développement social et neurobiologique lors de laquelle les conséquences d’une consommation problématique de substances psychoactives sont accentuées (Patton et Viner, 2007). La précocité d’une telle consommation augmente le risque de développer un trouble lié à l’usage de substances psychoactives ou des problèmes de santé mentale à l’âge adulte. Par ailleurs, les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale sont plus à risque de présenter une consommation de substances psychoactives à risque ou problématique (Kairouz et al., 2008). Pourtant, une très faible proportion des jeunes Québécois bénéficient d’interventions précoces (Tremblay et al., 2019), et ce, malgré l’efficacité démontrée de ces interventions (Onrust et al., 2016). L’intervention précoce permet de repérer et d’accompagner les jeunes qui présentent des signes de consommation problématique de substances psychoactives, qui sont confrontés à des conséquences associées ou qui sont à risque de développer des problèmes liés à leur usage de substances psychoactives, comme les jeunes qui consultent pour des problèmes de santé mentale. Les buts poursuivis, selon les besoins et les préoccupations des jeunes, peuvent varier : prévention des conséquences, réduction des méfaits liés aux substances psychoactives ou encore diminution de leur consommation. L’équipe de recherche de la Dre Bertrand a réalisé plusieurs revues systématiques et consultations d’experts afin de développer des recommandations qui répondent à cette question : quelles sont les interventions précoces permettant de repérer les besoins des jeunes qui présentent une consommation à risque d’alcool, de cannabis ou d’autres substances psychoactives et d’y répondre, et quelle est l’efficacité de ces interventions?1

Stratégies pour repérer les besoins des jeunes et intervenir auprès d’eux
Des questionnaires validés brefs existent pour repérer la consommation à risque et problématique chez les jeunes. Pensons au CRAFFT/ADOSPA (Bernard et al., 2005; Knight et al., 1999) et au DEP-ADO (Landry et al., 2004). Les pratiques de repérage, avec ou sans outil, doivent s’inscrire dans une approche humaniste et pragmatique où la réduction des méfaits est à privilégier. Premièrement, afin d’observer le jeune et sa situation, le professionnel est encouragé à être attentif aux comportements à risque autres que ceux liés à la consommation (ex. : conflit avec les parents, délinquance, pratiques sexuelles à risque), à déterminer, tout au long de l’intervention, les facteurs de risque et de protection de la consommation du jeune, et à observer, si possible, le jeune dans son milieu tout en utilisant diverses sources d’informations, comme son enseignant ou son parent. Deuxièmement, afin d’adapter son intervention selon le contexte et le rythme du jeune, le professionnel est encouragé à tenir compte de ses motivations à consommer et de ses préoccupations. Troisièmement, afin de favoriser la création d’un lien de confiance, le professionnel gagnera à se montrer sensible aux enjeux de stigmatisation et aux pressions fréquemment vécues par les jeunes au sujet de leur consommation de substances psycrhoactives. Les jeunes ont besoin d’être rassurés et soutenus dans leur processus de prise de décision éclairée.

Répondre aux besoins spécifiques des adolescentes et des jeunes femmes
L’expérience des adolescentes et des jeunes femmes qui consomment des substances psychoactives comporte des particularités à prendre en compte pour mieux les rejoindre et répondre à leurs besoins spécifiques. Les risques et les conséquences associés à leur consommation se distinguent de ceux vécus par les jeunes adolescents et les jeunes hommes, celles-ci rapportant davantage de désapprobation sociale, des expériences de victimisation et des difficultés liées à la monoparentalité (Bertrand et al., 2012; Braun et al., 2023). Alors que plusieurs raisons de consommer sont similaires pour les adolescentes et les adolescents (ex. : pression sociale, réduction du stress ou de la détresse, curiosité, plaisir), celles-ci s’inquiètent davantage des effets potentiellement négatifs des substances psychoactives (ex. : bads trips) et de leur sécurité lorsqu’elles sont sous l’effet de ces substances (Goodman, 2021). La stigmatisation accrue de l’usage de substances psychoactives chez les adolescentes et les jeunes femmes contribue à ce que plusieurs d’entre elles camouflent leur consommation et ne demandent pas d’aide de peur d’être jugées (Pederson et al., 2014). Alors qu’il est important de comprendre et de trouver comment aider ces jeunes femmes et ces adolescentes, rares sont les études qui s’intéressent aux interventions précoces en dépendance qui les ciblent.

Interventions précoces efficaces pour les adolescentes et les jeunes femmes
Une revue systématique de la littérature a été réalisée dans le cadre du projet IP-jeunes afin de répondre à la question suivante : quelles interventions précoces existent pour les adolescentes et les jeunes femmes qui ont une consommation à risque d’alcool, de cannabis ou d’autres substances psychoactives et quelle est l’efficacité de ces interventions? Les études ciblant spécifiquement les adolescentes et les jeunes femmes, bien que peu nombreuses, permettent de déterminer que les interventions brèves et précoces sont efficaces pour les aider à réduire leur consommation (d’alcool et de cannabis) ainsi que certains risques associés qui leur sont propres (par ex. : grossesse non désirée, agression sexuelle, infection sexuellement transmissible). Les interventions qui se sont montrées efficaces sont : l’intervention motivationnelle ou éducative avec rétroaction personnalisée (Bountress et al., 2017; Ceperich et Ingersoll, 2011; Gilmore et al., 2015; Ingersoll et al., 2005) ou bien sans rétroaction personnalisée (Clinton-Sherrod et al., 2011; Palm et al., 2016; Stein et al., 2011; Wernette et al., 2018), et l’intervention motivationnelle combinée à une autre intervention comportementale (De Dios et al., 2012; DiClemente et al., 2021; Mason et al., 2011) (par ex. : méditation pleine conscience, intervention sur le réseau social). L’entretien motivationnel est un style de communication collaboratif, basé sur des principes humanistes, centré sur la personne qui demande de l’aide et orienté vers un changement (Miller et Rollnick, 2013). Concrètement, le professionnel est encouragé à accueillir le jeune et à déterminer avec lui comment la consommation est un obstacle à ses projets, à quel point cela le préoccupe lui-même ou préoccupe son entourage, comment cela influence sa gestion de l’anxiété et plus largement ses difficultés en ce qui concerne sa santé mentale. Finalement, la seule intervention qui ne comportait pas de composante liée à l’entretien motivationnel était une intervention brève, cognitive et comportementale, qui s’est montrée efficace pour réduire à la fois la sensibilité à l’anxiété et la consommation d’alcool (Watt et al., 2006).

Dépister et intervenir sans jugement
En conclusion, bien que les interventions précoces efficaces auprès des adolescentes et des jeunes femmes qui ont été recensées soient majoritairement centrées sur la consommation de substances psychoactives et sur les risques liés aux pratiques sexuelles, il est important de retenir que les approches qui considèrent la fonction de cette consommation en ce qui a trait à la santé mentale sont également efficaces. Tout professionnel qui travaille avec des jeunes qui consultent en santé mentale peut être amené à devenir une personne clé pour réaliser une intervention précoce efficace afin d’influencer l’évolution de la consommation et des risques pris par les jeunes. En raison de la peur du jugement que peuvent vivre certains jeunes, et particulièrement les adolescentes et les jeunes femmes, la proactivité du professionnel pour dépister et intervenir précocement est d’autant plus importante. Faire preuve de réflexivité en tant que professionnel quant à ses propres représentations liées à la consommation de substances psychoactives est une des clés pour réduire les barrières à l’accès aux interventions précoces efficaces, ce qui fait une différence dans la vie des jeunes.
 

Notes

1. Pour en savoir plus, il est possible de consulter le Projet IP-JEUNES, une initiative ayant pour objectif le développement d'un guide des meilleures pratiques en intervention précoce en dépendances adaptées aux jeunes de 12 à 25 ans : https://www.ip-jeunes.com.

Bibliographie

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