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Le travail à distance : avantage ou désavantage? Comment favoriser l’adaptabilité?

Maxime PaquetDr Maxime Paquet, psychologue
Professeur adjoint au Département de psychologie de l’Université de Montréal. Ses intérêts portent sur le développement de compétences en organisation ainsi que sur le diagnostic organisationnel.

 

BoudriasDr Jean-Sébastien Boudrias, psychologue
Professeur titulaire au Département de psychologie de l’Université de Montréal. Ses domaines d’intérêts touchent à l’habilitation des travailleurs, à la santé psychologique au
travail, ainsi qu’au comportement organisationnel.

 

GrenierDr Simon Grenier, psychologue
Œuvrant en psychologie du travail, il est professeur adjoint au Département de psychologie de l’Université de Montréal. Son expertise porte sur le développement du talent et le fonctionnement optimal au travail.

 

Avec la collaboration de Kabir Daljeet, professeur adjoint au Département de psychologie de l’Université de Montréal. 


La pandémie de COVID-19 a contribué à la transformation du monde du travail, sur tous les plans. Qu’il s’agisse, par exemple, de la gestion du personnel, de la collaboration intra et interéquipe, du service à la clientèle ou de l’approvisionnement, les gestionnaires ont dû promptement adapter l’organisation du travail et leurs outils pour respecter les mesures sanitaires visant à réduire la propagation du virus.

Le télétravail, déjà présent dans la vie de nombreux gestionnaires, professionnels et agents de service à la clientèle, est ainsi devenu une réalité pour d’autres types d’employés, notamment des cols blancs, des agents administratifs et des fonctionnaires dont la présence dans le milieu de travail était historiquement requise. En effet, au début de 2021, 32 % des employés canadiens âgés de 15 à 69 ans effectuaient la plupart de leurs heures de travail à partir de la maison, comparativement à seulement 4 % en 2016 (Mehdi et Morissette, 2021).

Les organisations ont alors dû investir pour équiper leurs employés sur les plans informatique, bureautique et ergonomique. Le développement d’applications de visioconférence et de travail collaboratif s’est également accéléré et leur utilisation s’est largement propagée. Bien que 2022 soit progressivement marquée par un relâchement des mesures sanitaires, les infrastructures nécessaires pour un télétravail efficace restent présentes et répandues : 90 % des nouveaux télétravailleurs rapportent être au moins aussi productifs qu’en présence alors que le tiers (32 %) rapportent être plus productifs (Mehdi et Morissette, 2021).

Une modification durable de l’équilibre entre le travail en présence et le télétravail est donc maintenant possible. À cet effet, une enquête réalisée en 2021 auprès de 450 télétravailleurs par l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés (CRHA) permet de constater qu’une grande proportion des participants ont pris goût au télétravail. En effet, 38 % des répondants indiquent vouloir télétravailler à temps plein dans le futur, 24 % souhaitent déterminer leur modalité de travail comme bon leur semble, sans aucune exigence, 38 % aimeraient télétravailler à temps partiel en respectant diverses normes et seulement 9 % souhaitent rester au bureau à temps plein. Dans une seconde enquête, 75 % des 1 062 CRHA consultés ont rapporté que leur organisation prévoyait accorder la possibilité de télétravailler à temps partiel selon la nature des tâches ou selon une forme fixe prédéterminée.

Si la tendance se maintient, quels seront les effets de cette transformation sur la performance des organisations ? Sur les dirigeants, les gestionnaires ? Les chiffres susmentionnés démontrent qu’une adaptation sera nécessaire autant du côté individuel que du côté organisationnel. En effet, près d’un travailleur sur quatre aimerait télétravailler à sa guise, alors que les trois quarts des organisations prévoient n’accorder le télétravail qu’à temps partiel. En conséquence, certaines personnes ne pourront manifestement pas télétravailler à leur satisfaction et des organisations devront potentiellement faire des compromis et accorder du télétravail pour maintenir l’engagement de leurs employés.

Pour soutenir cette adaptation et la prise de décision, beaucoup de travail reste à faire afin de comprendre l’optimisation du travail à distance et ses impacts. Par le passé, des effets bénéfiques du télétravail sur la satisfaction au travail et sur la productivité ont été observés (Harker Martin et MacDonnell, 2012 ; Torten et al., 2016). Toutefois, l’expérience acquise par l’entremise du télétravail en contexte pandémique révèle que plusieurs changements de modalités de travail (par exemple la proximité avec la famille, la flexibilité de l’horaire, les contacts avec les collègues, la qualité de l’environnement de travail) peuvent être perçus en tant que facteurs de satisfaction et de productivité pour certains, alors qu’ils sont perçus en tant que facteurs d’insatisfaction et d’improductivité pour d’autres (L’Écuyer et al., 2021).

Pour comprendre ces différences, plusieurs avenues ont déjà été explorées. Par exemple, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ, 2021) les regroupe en trois catégories de conditions reliées au travail :

- celles qui influencent le bien-être psychologique (quantité et intensité des tâches ; chevauchement des tâches personnelles et professionnelles ; besoin de flexibilité contre besoin d’encadrement, etc.) ;
- celles qui peuvent engendrer des troubles musculo-squelettiques (ergonomie et éclairage, prise de pauses, etc.) ;
- celles reliées au domaine de la vie personnelle (conditions d’exacerbation des inégalités de genre, économiques et de logement ; statut familial, etc.).

Au-delà de ces possibilités, y a-t-il d’autres explications possibles ? Qu’est-ce qui pourrait contribuer à améliorer l’expérience de télétravail chez les personnes pour qui cette modalité est moins naturelle ? Nous proposons le concept d’adaptabilité comme ressource à considérer afin de faciliter l’expérience de télétravail.

Du point de vue des personnes, leur adaptabilité ou leur capacité d’adaptation est un facteur à considérer ; d’une certaine manière, il s’agit de la flexibilité sur le plan individuel. Cette capacité s’appuie sur des traits, des motivations, des façons de penser ou des habiletés (Ployhart et Bliese, 2006). Les personnes peuvent s’adapter en étant flexibles sur le plan cognitif (habileté à envisager de nouvelles possibilités et façons de faire) et sur le plan comportemental (adoption de nouveaux comportements face à de nouvelles demandes). Il a été démontré que les personnes flexibles sont capables de maintenir leur performance au travail dans des circonstances changeantes, alors que ceci est moins le cas de celles qui n’ont pas développé cette capacité (Cañas et al., 2005 ; Park et Park, 2019). Dans la mesure où le télétravail s’inscrit dans un paradigme plus large de transformation numérique, il est intéressant de tabler sur cette capacité d’adaptation, voire de la développer chez les travailleurs, pour les aider à naviguer dans le tourbillon de changements accompagnant le télétravail (Gril, 2022). Pour y arriver, la recension d’études empiriques de Bednall et Henricks (2021) suggère de s’attarder à la formation, au leadership ainsi qu’au climat organisationnel.

Sur le plan de la formation, il est essentiel de former les travailleurs à ce qui est attendu d’eux dans le contexte du télétravail (nouvelles technologies, tâches ou responsabilités différentes). Pour favoriser l’adaptabilité présente, mais aussi future, il serait judicieux d’utiliser divers moyens formels et informels qui permettent de développer la compréhension des principes et des possibilités offertes par le télétravail (plutôt que de se limiter à l’assimilation de procédures). De plus, la formation devrait inclure des occasions d’application dans des contextes diversifiés et changeants. Deux résultantes sont visées par de telles activités :

1) développer le sentiment d’efficacité personnelle à faire face non seulement aux défis actuels du télétravail, mais aussi à être en mesure de s’ajuster à des imprévus et à des demandes d’ajustement supplémentaires ;
2) considérer l’apprentissage comme le résultat d’un ajustement continu plutôt que comme le résultat d’une intervention ponctuelle.

Le leadership, notamment le leadership transformationnel, est un deuxième levier pour favoriser une capacité d’ajustement accrue chez les travailleurs. Le leader qui promeut une vision positive du télétravail et qui invite les travailleurs à réimaginer les façons de faire agit à titre de modèle qui peut contribuer à favoriser la flexibilité et l’adaptabilité de son entourage. L’entretien d’un discours positif permet d’élargir les perspectives, de susciter l’engagement psychologique dans le travail et, ultimement, de générer un plus grand éventail de stratégies d’adaptation. Un autre élément sur lequel des dirigeants d’organisations peuvent tabler consiste à prévoir des activités collaboratives pour déterminer les grandes orientations dans lesquelles les changements numériques s’inscrivent afin de permettre aux travailleurs d’internaliser les objectifs organisationnels, d’en comprendre le côté rationnel et de s’ajuster en fonction de ce qui a un sens pour eux.

De plus, une récente étude de Zhang et Han (2019) soutient que c’est notamment la capacité d’opter pour une vision à long terme qui permet aux dirigeants eux-mêmes de faire preuve de flexibilité quant à leurs comportements de gestion pour faire face aux paradoxes à intégrer dans le développement de leur organisation. Par exemple, l’adoption du télétravail est susceptible d’exiger des gestionnaires la mise en place de stratégies visant à réconcilier les besoins sociaux des employés aux besoins d’exécution du travail. Les gestionnaires devront également trouver de bonnes façons de déterminer si une rencontre avec un client doit être tenue par l’intermédiaire d’outils numériques ou en personne. 

À ce jour, la flexibilité comportementale des dirigeants serait notamment liée à plus d’adaptabilité et de productivité de la part des équipes (Kaiser, 2020), à l’adaptabilité et à la proactivité des employés (Zhang et al., 2015) et à davantage d’investissements en recherche et développement (Zhang et Han, 2019). Ces derniers éléments apparaissent cruciaux à considérer pour que les organisations envisagent les meilleures stratégies contribuant à soutenir la nouvelle réalité du travail, qui se dessine sous le signe du numérique. 

Comme il n’est pas possible d’anticiper tous les changements se rapportant au télétravail et à la numérisation et qu’ils surviennent en continu, la littérature indique le type d’environnements de travail idéaux pour soutenir les capacités d’adaptation des travailleurs face à n’importe quel type de changement. D’une part, l’adaptabilité des travailleurs serait meilleure lorsque la culture organisationnelle est simultanément marquée par l’expérimentation, la tolérance aux erreurs et une ambition d’excellence. D’autre part, les organisations gagnent à mettre en place des pratiques concrètes en matière d’organisation du travail qui favorisent l’autonomie des travailleurs dans la prise de décision et dans la façon de travailler à distance. Elles doivent aussi se montrer ouvertes aux changements et à l’utilisation d’outils de télétravail qui n’avaient pas nécessairement été prévus. Le travailleur à qui on demande de modifier ses comportements et de se montrer ouvert sera d’autant plus enclin à le faire s’il réalise que son organisation est aussi disposée à faire preuve de flexibilité face à des initiatives qui pourraient impliquer un remodèlement de certains aspects du travail.

Bibliographie

Bednall, T. C. et Henricks, M. D. (2021). Adaptive performance: A review of managerial interventions. Dans E. Al-Aali et M. Masmoudi (dir.), Global perspectives on change management and leadership in the post-COVID-19 era (p. 71-89). IGI Global. 
Cañas, J. J., Antolí, A., Fajardo, I. et Salmerón, L. (2005). Cognitive inflexibility and the development and use of strategies for solving complex dynamic problems: Effects of different types of training. Theoretical Issues in Ergonomics Science, 6(1), 95-108. https://doi.org/10.1080/14639220512331311599
Gril, E. (2022). Flexibilité et adaptabilité : des incontournables pour faire face au changement. Revue Gestion. https://www.revuegestion.ca/flexibilite-et-adaptabilite-des-incontournables-pour-faire-face-au-changement
Harker Martin, B. et MacDonnell, R. (2012). Is telework effective for organizations? A meta-analysis of empirical research on perceptions of telework and organizational outcomes. Management Research Review, 35(7), 602-616. https://doi.org/10.1108/01409171211238820
Institut national de santé publique du Québec. (2021). Le télétravail en contexte de pandémie. Mesures de prévention de la COVID-19 en milieu de travail. Recommandations intérimaires. https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/publications/3040-teletravail-pandemie-covid19.pdf
Kaiser, R. B. (2020). Leading in an unprecedented global crisis: The heightened importance of versatility. Consulting Psychology Journal: Practice and Research, 72(3), 135-154. https://doi.org/10.1037/cpb0000186
L’Écuyer, F., Bélisle, L. et Paquet, M. (2021). Exploration des facteurs reliés au télétravail ayant un effet sur la satisfaction au travail en contexte de pandémie. Dans R. Bergeron et M. Morel (dir.), Penser la COVID, et penser le monde. Réflexion critique sur les effets de la pandémie du printemps 2020 (p. 173-194). Édition JFD.
Mehdi, T. et Morissette, R. (2021). Travail à domicile : productivité et préférences. Division de l’analyse sociale et de la modélisation, Statistique Canada.
Ordre des conseillers en ressources humaines agréés. (2021). Modes de travail et télétravail durables post-pandémie : des discussions à prévoir pour favoriser l’adhésion. https://ordrecrha.org/salle-de-presse/communiques-de-presse/2021/06/teletravail-durables-post-pandemie
Park, S. et Park, S. (2019). Employee adaptive performance and its antecedents: Review and synthesis. Human Resource Development Review, 18(3), 294-324. https://doi.org/10.1177/1534484319836315
Ployhart, R. et Bliese, P. (2006). Individual adaptability (I-ADAPT) theory: Conceptualizing the antecedents, consequences, and measurement of individual differences in adaptability. Dans C. S. Burke, L. G. Pierce et E. Salas (dir.), Understanding Adaptability: A prerequisite for effective performance within complex environments (vol. 6, p. 3-39). Emerald Group Publishing Limited.
Torten, R., Reaiche, C. et Caraballo, E. L. (2016). Teleworking in the new millenium. The Journal of Developing Areas, 50(5), 317-326.
Zhang, Y. et Han, Y.-L. (2019). Paradoxical leader behavior in long-term corporate development: Antecedents and consequences. Organizational Behavior and Human Decision Processes, 155, 42-54. https://doi.org/10.1016/j.obhdp.2019.03.007
Zhang, Y., Waldman, D. A., Han, Y.-L. et Li, X.-B. (2015). Paradoxical leader behaviors in people management: Antecedents and consequences. Academy of Management Journal, 58(2), 538-566. https://doi.org/10.5465/amj.2012.0995