Lorsqu’évaluer, c’est aussi intervenir : le psychologue communautaire au service de la justice sociale
Ph. D., psychologue communautaire et professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en gestion des organisations sociales et collectives, la Dre Léonard s’intéresse à l’évaluation de l’innovation sociale.
Ph. D., Mme Bardon est professeure en psychologie communautaire à l’UQAM, elle se spécialise en recherche collaborative en prévention du suicide et en développement et évaluation de programmes.
La pratique de l’évaluation en psychologie communautaire se distingue du diagnostic des troubles mentaux ou de l’évaluation des besoins individuels. Elle s’intéresse aux déterminants sociaux de la santé, aux besoins de différents groupes sociaux, aux enjeux sociopolitiques ainsi qu’à la qualité et aux retombées des interventions et des innovations sociales mises en oeuvre pour y répondre. La posture évaluative en psychologie communautaire invite à produire des jugements nuancés, situés et sensibles au contexte, cohérents avec les finalités de transformation sociale axée vers une société plus juste et inclusive.
À cet égard, la pratique de l’évaluation en psychologie communautaire n’est pas une activité réservée, mais représente un outil incontournable, stratégique et rigoureux fondé sur la collecte et l’analyse systématique de données pour permettre aux organisations accompagnées (organismes communautaires, entreprises d'économie sociale et institutions publiques) de formuler des jugements éclairés sur la pertinence, l’efficacité et l’impact de leurs interventions (Bourgeois et al., Buetti et Maltais, 2023) dans une perspective de réduction des inégalités sociales de santé.
Le psychologue communautaire soutient l’intégration cohérente des processus évaluatifs dans les activités des organisations, le développement d’une culture évaluative et la consolidation de leur pouvoir d’agir. Ces pratiques permettent aux organisations d’adapter leurs interventions aux besoins changeants des communautés et des populations vulnérabilisées concernées, d’obtenir du financement, de valoriser leur travail auprès des partenaires et, ultimement, de contribuer à une plus grande justice sociale.
Notre objectif est de montrer comment la pratique de l’évaluation en psychologie communautaire est une façon d’intervenir sur des enjeux interdépendants, à la fois individuels et sociétaux. Nous souhaitons ainsi soutenir l’idée que l’évaluation critique, participative, émancipatrice et basée sur les besoins est une activité centrale des psychologues visant la santé mentale des individus et des groupes vulnérabilisés.
Une posture évaluative critique
Loin d’une posture d’observateur extérieur, les psychologues communautaires s’inscrivent comme acteurs des dynamiques psychosociales complexes qu’ils étudient et visent à transformer. Dans ce contexte, l’évaluation en psychologie communautaire devient une pratique critique et engagée. Critique parce qu’elle permet de déterminer les processus cognitifs, réflexifs et sociaux impliqués dans la construction et la justification de ce qu’on considère être un problème ou un besoin, dans le fonctionnement d’une intervention, d’un programme ou d’une politique sociale (Delahais, 2023; Schwandt, 2018). Engagée parce que ces éléments s’inscrivent nécessairement dans un cadre de valeurs sociales qui doivent être explicites et déconstruites pour éviter de contribuer aux inégalités sociales de santé et de vulnérabiliser les personnes les plus marginalisées.
En psychologie communautaire, ce sont les valeurs de justice sociale et d’émancipation (ou d’empowerment) individuelle et collective qui orientent les pratiques d’évaluation dans la prise en compte des rapports de pouvoir et des dynamiques sociales. Cette posture est justifiée par le fait que les inégalités sociales et de pouvoir sont des déterminants socialement construits et majeurs de la santé des individus et des communautés. Les pratiques d’évaluation du psychologue communautaire se trouvent donc à l’intersection de méthodes rigoureuses et reconnues en sciences sociales, d’une attitude réflexive et d’une volonté de comprendre pour guider l’action vers la réduction des inégalités sociales et de santé. Il ne s’agit pas seulement de nommer ce qui fonctionne, mais de questionner pour qui, dans quelles conditions, et avec quelles conséquences sociales et politiques.
Ancrées dans une vision systémique, les problématiques sociales ne sont ainsi pas envisagées comme des réalités isolées, mais comme le produit d’interactions complexes entre différents systèmes – individuels, institutionnels, structurels. Dès lors, la pratique de l’évaluation en psychologie communautaire vise à compléter les approches de psychologie classique et met l’accent sur l’évolution des déterminants sociaux de la santé afin de proposer une lecture plus systémique de la santé mentale. Il s’agit donc de reconnaître l’influence des contextes politiques, économiques, historiques et culturels sur les besoins exprimés, les réponses mises en place et leur réception par les populations concernées (Comtois et Bardon, 2024).
Des approches d’évaluation participatives et émancipatrices
L’application de cette posture se fait principalement à l’aide d’approches d’évaluation participatives et émancipatrices axées sur l’utilisation des connaissances coconstruites par les acteurs clés des programmes (Cousins et Withmore, 1998; Fetterman et al., 2015; Patton et LaBossière, 2012). Selon les contextes, l’évaluation implique une diversité d’acteurs – bailleurs de fonds, intervenants, usagers, gestionnaires, évaluateurs, chercheurs – porteurs de logiques parfois communes, complémentaires ou divergentes. Hall (2014) distingue trois types de logiques non mutuellement exclusives qui orientent et traduisent les pratiques évaluatives selon les intentions des différentes parties prenantes : les logiques bureaucratique, scientifique et d’apprentissage. La logique bureaucratique, centrée sur des activités de reddition de compte et sur le suivi des activités, répond aux attentes des bailleurs de fonds et s’éloigne de la pratique d’évaluation formative et transformative des psychologues communautaires. Les logiques scientifiques et d’apprentissages sont plus compatibles avec leur posture. Ces dernières sont soutenues par les outils de la recherche partenariale, valorisent la participation des acteurs concernés et le mélange d’expertise et d’expériences. Elles peuvent cependant entrer en tension, notamment lorsqu’un groupe vulnérabilisé veut faire entendre ses besoins, qu’un organisme cherche à comprendre les effets qualitatifs et transformationnels de ses actions ou qu’un bailleur de fonds attend des indicateurs quantitatifs standardisés. L’évaluation devient alors un espace de négociation où le psychologue communautaire doit relever le défi d’agir, au-delà des attentes de chacun, comme facilitateur de la compréhension d’un espace commun et des retombées sociales positives et durables pour les populations vulnérabilisées concernées.
Ce faisant, l’évaluation ne se limite pas à un acte de mesure ou de vérification, mais devient un processus de coconstruction des savoirs ancré dans les dynamiques sociales, relationnelles et politiques propres aux milieux impliqués. La démarche d’évaluation mise alors sur la participation des parties prenantes à toutes les étapes du processus évaluatif – de la formulation des questions jusqu’à l’interprétation et à l’utilisation des résultats. Dès l’évaluation des besoins, le processus évaluatif devient une intervention en soi par la mobilisation des personnes concernées autour de la définition d’un problème partagé. Il devient l’occasion de soulever les rapports de pouvoir, d’alimenter la conscience critique et d’ouvrir des espaces de dialogue et d’action. L’observation, la collecte de données ou l’analyse deviennent autant d’occasions de transformer les représentations, de renforcer les capacités collectives et de générer du changement. En valorisant les savoirs expérientiels, en intégrant les voix des personnes directement concernées et en misant sur l’apprentissage collectif, ces approches favorisent une meilleure appropriation des résultats, renforcent la légitimité des démarches et augmentent leur portée transformatrice.
Les avantages et les défis de l’évaluation participative et émancipatrice sont bien illustrés dans l’évaluation du projet Avenue prometteuse, un service d’hébergement pour les femmes survivantes de l’exploitation sexuelle mis en place par la Maison de Marthe (Gauvin-Racine et al., 2022). L’implication d’intervenantes et de femmes survivantes de l’exploitation sexuelle dans l’équipe d’évaluation a permis de renforcer la légitimité et la crédibilité du modèle d’hébergement auprès de bénéficiaires potentielles. Malgré les défis qui se rapportent à l’appropriation du rôle de coévaluatrice, à la participation des femmes et à leurs conditions de vie précaires, ces dernières ont senti que leur expertise était reconnue et valorisée. Elles ont constaté leur apport dans le développement du nouveau modèle d’hébergement, ce qui a permis d’intensifier leur engagement, leur espoir pour l’avenir et leur confiance en leurs capacités à changer les choses.
Pour le renforcement d’une culture évaluative
Le psychologue communautaire est appelé à soutenir activement le développement d’une culture évaluative orientée vers la transformation et la justice sociale afin de contribuer à la déconstruction des inégalités sociales de santé. Pour ce faire, il s’applique entre autres à sensibiliser les organisations publiques, communautaires et d’économie sociale à l’importance d’adopter une posture évaluative critique et participative et à renforcer leurs capacités en évaluation. Ces capacités contribuent à leur vitalité démocratique, à leur pouvoir d’agir, à la pérennité de leurs actions et à la justice sociale.
Plusieurs conditions permettent au psychologue communautaire de contribuer au développement d’une telle culture d’évaluation dans les milieux. Tello-Rozas et al. (2022) montrent que les organisations comprennent de mieux en mieux l’utilité de l’évaluation comme outil de prise de pouvoir, et que la culture d’évaluation transformative s’implante plus facilement dans les conditions suivantes : avoir accès à des ressources financières et humaines dédiées; bénéficier d’un accompagnement conforme aux valeurs; valoriser les pratiques d’évaluation intégrées déjà présentes et mettre en place des pratiques d’évaluation structurantes et cohérentes avec la culture organisationnelle du milieu.
Le psychologue communautaire joue un rôle central dans l’application de ces conditions facilitantes. Par ses capacités à appliquer les outils conceptuels et pratiques de la psychologie à toutes les étapes du processus évaluatif (explicitation du discours implicite, dynamiques de pouvoir, transfert et contretransfert, acceptation et gestion du changement, etc.), son expertise permet de :
- accompagner la mise en place d’une culture évaluative en clarifiant les finalités de l’évaluation et en soutenant l’appropriation des outils méthodologiques;
- agir comme médiateur des rapports de pouvoir en explicitant les dynamiques de pouvoir, en créant des espaces délibératifs, en facilitant le dialogue entre les exigences institutionnelles et les réalités du terrain – entre décideurs et « utilisateurs » de services, entre gouvernants et groupes vulnérabilisés –, ou encore en soutenant le développement du pouvoir d’agir des personnes et des groupes vulnérabilisés par les inégalités sociales de santé;
- favoriser la coconstruction de connaissances en s’appuyant sur l’expérience des acteurs de terrain et la reconnaissance de leurs savoirs.
L’évaluation en psychologie communautaire incarne une posture critique, réflexive et engagée, au service de la justice sociale et de la santé mentale des personnes vulnérabilisées. En valorisant les savoirs situés, en soutenant la transformation des pratiques et en renforçant la capacité des milieux à comprendre et à agir, elle représente un levier indispensable vers la transformation sociale.
Bibliographie
- Bourgeois, I., Buetti, D. et Maltais, S. (2023). Fondements et pratiques contemporaines en évaluation de programme. Open library, Creative commons.
- Comptois, J. et Bardon, C. (2024). Développement et évaluation de programme. Dans T. Saïas et C. Bardon (dir.), Psychologie communautaire : réflexivité, action et justice sociale (p. 173-204). Presses de l’Université du Québec.
- Cousins, J. B. et Whitmore, E. (1998). Framing participatory evaluation. New Directions for Evaluation, 1998(80), 5-23.
- Delahais, T. (2023) La ROS3ACE de la posture évaluative (v 1.1 - 05/09/2023).
- Fetterman, D. M., Kaftarian, S. J. et Wandersman, A. (2015). Empowerment evaluation : knowledge and tools for self-assessment, evaluation capacity building, and accountability (2e édition). Sage.
- Gauvin-Racine, J., Olivier-d’Avignon, G., Lebrun, P. et Gélineau, L. (2022). L’inclusion d’une diversité de voix au coeur d’une démarche d’évaluation participative : retombées pour un organisme communautaire oeuvrant avec des femmes survivantes de l’exploitation sexuelle. Reflets, 28(2), 93-102.
- Hall, M. (2014). Evaluation logics in the third sector. VOLUNTAS : International Journal of Voluntary and Nonprofit Organizations, 25(2), 307-336.
- Patton, M. Q. et LaBossière, F. (2012). L’évaluation axée sur l’utilisation. Dans V. Ridde et C. Dagenais (dir.), Approches et pratiques en évaluation de programmes (p. 145-160). Les Presses de l’Université de Montréal.
- Schwandt, T. A. (2018). Evaluative thinking as a collaborative social practice : The case of boundary judgment making. Dans A. T. Vo et T. Archibald (dir.), Evaluative Thinking. New directions for evaluation (p. 125-137). 158.
- Tello-Rozas, S., Léonard, M., Lussier-Lejeune, F., Obad-Fathallah, H., Goulet, V., Métivier, C., Gervais, L. et Chicoine, G. (2022). Pratiques plurielles d’évaluation propres aux organismes communautaires au Québec : état des lieux. Reflets, 28(2), 14-43.