Agrégateur de contenus

Plaidoyer pour des psychologues de proximité

Diane Aubin, psychologue
Ayant travaillé à titre de psychologue pendant 22 ans pour l’organisme Dans la rue, à Montréal, puis en contexte scolaire et au sein du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, Mme Aubin œuvre actuellement au CIUSSS de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec.
 

 


On a souvent qualifié d’atypique ou de marginale ma pratique clinique dite de proximité auprès d’une population de jeunes adultes et de familles en situation de très grande précarité (Aubin et al., 2011; Aubin et al., 2012; Aubin, 2022). Pourtant, cette pratique rejoint les valeurs, les principes et les objectifs de la psychologie communautaire, c’est-à-dire la prévention, la promotion de la santé, le respect des droits et l’autodétermination des populations jugées vulnérables.

La psychologie communautaire, en tant que secteur de pratique reconnu, mériterait certainement d’être valorisée. De concert avec la mission de nombreuses organisations communautaires, elle est l’amie de la justice sociale en ce qu’elle vise le renforcement du pouvoir d’action de populations défavorisées (Saïas, 2009; Saïas, 2011). Elle prend en compte l’iniquité qui persiste dans l’accès aux soins, et peut tenter de comprendre l’ambivalence et les résistances à demander de l’aide qui peuvent être très fortes du côté de ces populations (Aubin, 2013). En cela, la psychologie communautaire porte en elle les valeurs inhérentes aux missions humanitaires qui ont aussi à coeur la contribution au bien commun.

Comme dans n’importe quelle mission humanitaire (Pitti, 2018), être psychologue de proximité exige de s’appuyer sur l’étayage relationnel offert par la collaboration et le travail d’équipe. Cela implique d’être partenaire à part entière tout en mettant à contribution ses compétences professionnelles et son expertise. Cette nuance est importante. L’ouverture d’esprit et l’humilité sont essentielles, avec la volonté de coconstruire une réflexion, de penser les interventions ou les actions en collaboration avec d’autres personnes, elles aussi partenaires, dont on reconnaît qu’elles détiennent un savoir – qu’il soit professionnel ou expérientiel (AQRP, 2016; Briand, St-Paul et Dubé, 2016). Ici, la coopération et la coconstruction ne sont pas que théoriques, elles font partie d’un processus dynamique qui participe de la transdisciplinarité, à savoir la prise en compte des divers savoirs au-delà des frontières disciplinaires (Luckerhoff, Guillemette et Bégin-Caouette, 2023). Il n’est pas toujours facile d’y parvenir, car le processus peut générer des tensions en déstabilisant les personnes, leur faisant perdre des repères qui définissent la norme sociale et qui hiérarchisent les savoirs. Néanmoins, l’on ne doit jamais perdre de vue que l’objectif partagé consiste à stimuler le pouvoir d’agir des populations désignées en reconnaissant l’autonomie de pensée et d’action de chaque personne, aussi vulnérable puisse-t-elle paraître.

Ma posture professionnelle et mon approche ont été façonnées par différents types de sciences humaines et par la culture (anthropologie, éthologie, ethnopsychiatrie, psycho-écologie, théâtre). J’y ai trouvé des repères pour comprendre le développement des jeunes, les conduites à risque (Le Breton, 2013) et les nombreux défis des jeunes personnes désaffiliées dans leur transition vers l’âge adulte. Ces repères m’ont aidée à m’adapter dans le lieu même où j’allais intervenir : un centre de jour offrant divers services répartis sur trois étages (cafétéria, école, programmes d’employabilité, salle d’art et de musique, soins infirmiers, parmi d’autres). Le fait de pouvoir circuler aisément dans la plupart des espaces a permis de faciliter des interactions spontanées avec les jeunes, ainsi que l’apprivoisement graduel d’une nouvelle figure dans le paysage, celle du psychologue. L’espace consacré aux rencontres individuelles, très mal défini au départ, s’est constitué peu à peu, en tenant compte des exigences déontologiques liées à ma profession (obligation de confidentialité, respect du secret professionnel, tenue de dossiers, etc.), des besoins nommés au sein des équipes d’intervention, et de ceux exprimés par les jeunes eux-mêmes. Un long processus d’apprivoisement – ponctué d’essais, d’initiatives et de découvertes – qui requiert, du côté du psychologue, d’être proactif et créatif, de ne pas rester en attente de « clients », mais d’aller vers les jeunes, de se faire connaître, d’expliquer ce qu’il a à offrir et en quoi il pourrait être utile.

En effet, une approche de proximité se tisse au gré de mouvements de reconnaissance (aller vers, se présenter, être accessible, collaborer), tant vers la clientèle visée par les divers services mis en place que vers les équipes d’intervenants qui soutiennent et accompagnent. C’est une approche axée davantage sur l’identification des besoins, sur l’exploration des intérêts et des compétences et la stimulation des forces de la personne, de même que sur l’évaluation des obstacles et des difficultés qui freinent leur actualisation. C’est ainsi qu’au fil des ans, des adolescents, de jeunes adultes et de jeunes familles qui fréquentaient le centre de jour ont accepté de rencontrer les psychologues (des collègues se sont joints à moi après quelques années), par l’entremise de séances de jeu dramatique, de psychothérapie, de psychodrame, ou de groupes de discussion sur différents thèmes. D’autres ont accepté que des intervenants nous consultent avec l’objectif d’avoir notre avis sur certaines situations. Au fil du temps, nous avons exploré différentes formes de mécanismes d’autoréférencement vers le service de psychologie (Glaize et Aubin, 2014-2017) et créé des alliances avec d’autres organisations et services spécialisés (Aubin et al., 2011; Aubin et al., 2012). Nous avons instauré des espaces de réflexion réunissant divers intervenants, en ayant toujours la préoccupation d’impliquer les personnes concernées, à savoir les jeunes eux-mêmes (Coup d’éclats, 2019).

Certes, les défis sont incontournables, et la prise en compte de la complexité essentielle (Aubin, 2010; Cyrulnik et Morin, 2018). Chez certains intervenants, psychologues et autres professionnels, les résistances au changement des pratiques peuvent s’avérer tenaces. De plus, certaines situations génèrent des impasses, voire d’importants dilemmes éthiques : l’ambivalence, l’absence de demande d’aide ou le refus d’être aidé malgré un langage corporel qui inquiète (Furtos, 1994; Aubin, 2000; Aubin, 2009), les divergences de perception de l’urgence d’une situation, l’évaluation d’une prise de risques, les conflits de valeurs au sein des équipes, les obstacles générés par la stigmatisation de la santé mentale (du côté de certains intervenants ou des jeunes eux-mêmes), les informations partagées sans l’autorisation des personnes concernées… (Aubin, 2010). Il y a aussi les interrogations inévitables lorsqu’on intervient en dehors du cadre de son bureau : quand une personne devient-elle « mon client » ou « ma cliente », que dois-je inscrire au dossier, quelles informations pourraient s’avérer préjudiciables, comment les traiter dans le souci de ne pas nuire?

Puis ce constat : les personnes considérées comme très vulnérables sont fortement à risque de voir leurs droits à l’intimité et à la confidentialité bafoués, même sous prétexte de bonnes intentions à leur égard. En effet, l’impact de la détresse des jeunes sur les divers intervenants (Aubin, 2006), les fortes réactions contre-transférentielles peuvent stimuler un sentiment d’urgence de partager de l’information sans avoir pris le temps d’impliquer les personnes pour lesquelles on éprouve de l’inquiétude. Les principes déontologiques (confidentialité, transparence) risquent d’être fortement mis à mal dans un contexte où les dilemmes éthiques peuvent émerger. Entre souci éthique et gestion du risque (Aubin, 2010), d’abord, ne pas nuire! Une approche rigoureuse, faite de prudence et de réflexion éthique, permettra de résister à la pulsion d’agir, de prendre le temps d’évaluer les avantages et les désavantages d’intervenir ou de ne pas intervenir

Le bri de confidentialité et le manque de transparence quant aux échanges avec des tiers peuvent avoir contribué à stimuler chez plusieurs adolescents, jeunes adultes et moins jeunes de la méfiance envers les psychologues ou les intervenants psychosociaux. Je me suis fait un devoir de travailler à influencer les pratiques en rappelant que la connaissance et le respect des droits sont intimement liés à la santé psychologique (Aubin, 1999). Le droit à la confidentialité, le droit de comprendre et de consentir à la transmission d’informations sont de puissants vecteurs qui favorisent la confiance, la reprise de pouvoir sur sa vie, et la collaboration. Même lorsque certains risques sont manifestement incontestables (par exemple une conduite parasuicidaire, des plans suicidaires), il est primordial de prendre le temps (et ça en prend parfois beaucoup) d’élaborer un filet de sécurité, de préparer un accompagnement vers les services appropriés si nécessaire, en collaboration avec les collègues, les proches des personnes en détresse. Cette façon de faire s’est toujours avérée gagnante pour toutes les parties, et je continue de l’appliquer dans ma pratique actuelle.

Mon parcours au sein d’un dispositif d’accueil en milieu communautaire m’a permis de prendre la mesure de la grande pertinence et de l’utilité de mon rôle de psychologue clinicienne, tant dans ma fonction de psychothérapeute que de conseillère clinique auprès d’équipes d’intervenants. Mon implication dans la recherche ACCESS Esprits ouverts (Abdel-Baki et al., 2018), qui vise un changement de culture de soins en santé mentale et dont découle le projet Aire ouverte, m’a persuadée du rôle essentiel que peuvent jouer les psychologues auprès de populations pour lesquelles les structures d’accueil de nos institutions ne conviennent pas.

Dans le contexte social actuel hautement déstabilisé par une conscience augmentée des menaces qui fragilisent notre sentiment de sécurité et les assises du filet social, les psychologues représentent une ressource extraordinaire, à la condition de leur donner la possibilité d’aller vers les populations qui ne viennent pas vers les structures de services institutionnelles, mais dont les besoins n’en sont pas moins existants, voire criants. Nous savons que pour plusieurs personnes, pas seulement des jeunes, une demande d’aide doit franchir plusieurs obstacles avant que de pouvoir émerger, être exprimée ou reconnue en toute confiance. Cette demande doit être soutenue par un dispositif d’accueil caractérisé par une qualité d’hospitalité (Gotman, 2001; Aubin, 2007; 2009; 2010;Descheneau-Guay, 2011; Simard, 2011) qui se dessine au moyen d’échanges informels, d’actions journalières partagées qui autorisent un apprivoisement mutuel et n’imposent pas obligatoirement un face-à-face dans un premier temps. C’est ce type d’hospitalité qu’offrent plusieurs organisations communautaires, dont celle au sein de laquelle j’ai travaillé. Des organisations qui continuent, malgré la précarité de leurs ressources et l’absence de garantie de leur pérennité, de porter à bout de bras les passerelles qu’acceptent de franchir avec confiance des populations en situation de précarité et en grande souffrance.

Bibliographie 

  • Luckerhoff, J., Guillemette, F. et Bégin-Caouette, O. (2023). La transdisciplinarité : perspectives et regards croisés. Enjeux et société, Approches transdisciplinaires, vol. 10 (1).
  • Saïas, T. (2011). Introduction à la psychologie communautaire. Paris : Dunod.