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Psychologie communautaire au Québec : une spécialisation engagée face aux défis sociaux

Dr Corentin Monthiel, psychologue
Chercheur postdoctoral au Centre de recherche du CHUM et psychologue communautaire, le Dr Monthiel est professeur associé au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal.

 

Liesette Brunson
Titulaire d'un doctorat en psychologie (profil recherche), Mme Brunson est professeure au Département de psychologie de l'UQAM. Elle s’intéresse aux environnements favorables à la santé et au bien-être des enfants et de leur famille.

 

 


Bien que la genèse de la psychologie communautaire comme discipline soit souvent associée à un colloque américain tenu en 1965, ses origines se tracent pourtant au Canada, où William Line utilise ce terme pour la première fois en 1951 pour décrire une approche en psychologie axée sur la prévention et l’intervention sociale (Babarik, 1979). La spécialisation prend son envol dans les années 1960 et 1970, portée par des mouvements sociaux en faveur de la paix, de l’égalité, des droits civiques et de la désinstitutionnalisation (Nelson et al., 2007). La spécialisation de la psychologie communautaire se structure progressivement à l’échelle nationale et internationale avec la création d’une division qui lui est consacrée au sein de l’American Psychological Association en 1966, puis au sein de la Société canadienne de psychologie en 1983.

L’émergence et l’évolution de la psychologie communautaire au Québec

Dans ces années de transformations sociales, le Québec offre un terrain particulièrement fertile pour l’essor de la psychologie communautaire. La Révolution tranquille a remis en question les structures d’autorité traditionnelles – notamment l’Église et l’État fédéral –, ce qui a donné lieu à une conscience identitaire et à un projet collectif de modernisation et d’émancipation au sein duquel nombre de citoyennes et de citoyens revendiquent un Québec plus juste et solidaire. En psychologie et en santé mentale, plusieurs remettent en question l’explication des troubles d’un point de vue exclusivement individuel et se tournent vers des pratiques visant l’égalisation des chances et la lutte contre des conditions d’exclusion. Le système de santé universel amène des psychologues à servir une population diversifiée, ce qui favorise une conscience accrue des conditions sociales dans le travail clinique. Les changements du système de santé en phase avec le rapport Lalonde, en 1974, prônent la prévention et la participation citoyenne, et l’émergence des CLSC joue un rôle clé en intégrant des approches psychosociales et communautaires. La psychologie communautaire a évolué au Québec dans cet esprit du temps et a contribué pleinement à son affirmation.

Le Québec voit l’établissement de deux programmes en psychologie communautaire pendant les années 1970 et 1980, celui de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et celui de l’Université Laval. Un troisième programme jumelant une formation clinique et communautaire se développe à l’Université d’Ottawa, à proximité, et offre une formation bilingue, parallèlement au programme pionnier de la psychologie communautaire à l’Université Wilfrid Laurier, plus loin en Ontario. Un important foyer de formation en psychologie communautaire se développe à l’UQAM, où le Département de psychologie cultive cette spécialisation en cohérence avec la mission fondatrice de l’université, axée sur la démocratisation de l’éducation et la réponse aux besoins de la société québécoise. Michel Tousignant, Brian Mishara, Camil Bouchard, Daniel Fortin et Sylvie Jutras y deviennent des figures marquantes. Leurs travaux contribuent au Département en renforçant des champs de recherche et d’intervention tels que la prévention, l’épidémiologie sociale, l’immigration, la suicidologie, l’écologie sociale, le développement humain et l’évaluation de programmes (Tousignant et al., 2020). Francine Lavoie, formée en psychologie communautaire et détentrice du premier doctorat attribué par l’UQAM, pilote le lancement d’un programme doctoral en psychologie communautaire à l’Université Laval. La psychologie communautaire s’étend également à d’autres établissements grâce au travail du corps professoral, qui représente l’approche dans d’autres départements sans programme formel.

Grâce à cette offre de formation, un réseau de praticiens et de praticiennes s’établit au Québec. En 2024, 289 membres de l’Ordre des psychologues du Québec nomment la psychologie sociale et communautaire comme étant un de leurs secteurs d’activité, ce qui représente environ 3 % de l’ensemble des membres. À ces personnes s’ajoutent plusieurs chercheuses et chercheurs, praticiennes et praticiens qui basent leurs travaux dans la psychologie communautaire et s’y identifient sans être membres de l’Ordre. Les psychologues communautaires travaillent dans une diversité de milieux : universités, centres de recherche, organismes communautaires, cabinets privés et institutions publiques. Leur engagement dans les milieux de pratique permet d’ancrer la psychologie communautaire dans la réalité du terrain et d’en faire un levier d’action pour les communautés.

Malgré ces avancées, on observe au fil du temps une certaine tendance de la psychologie communautaire à demeurer en marge de la discipline de la psychologie. Reposant sur une logique de partage des savoirs et des pouvoirs avec les personnes concernées, elle se trouve parfois en tension avec un modèle de pratique professionnelle centrée sur l’expertise singulière, la psychothérapie et la prestation standardisée de services. Sans remettre en question la pertinence de ces approches, il importe de reconnaître les particularités de la psychologie communautaire, une approche fondée sur le partage du pouvoir avec les populations marginalisées et l’utilisation de stratégies d’intervention collectives (Nelson et Prilleltensky, 2005). Ces dynamiques génèrent des tensions persistantes, dont l’intensité varie selon les contextes historiques oscillant entre des approches individualistes responsabilisantes et des élans collectifs de justice sociale.

La pratique et la richesse de la psychologie communautaire

Jonglant avec ces tensions, la pratique de la psychologie communautaire se situe au croisement de l’intervention, de la recherche et de l’action sociale. Les enjeux auxquels fait face le Québec – qu’il s’agisse de l’itinérance, de la violence, de la dépendance à une substance, de la pauvreté ou d’autres difficultés – sont complexes et systémiques, et ne peuvent être atténués uniquement par des interventions individuelles. Ils nécessitent des actions s’adressant aux déterminants sociaux qui façonnent leur émergence et leur persistance. La psychologie communautaire contribue à ces efforts par une diversité de pratiques déployées sur plusieurs plans :

  • l’analyse systémique des problématiques;
  • le renforcement des capacités communautaires et organisationnelles;
  • le développement et l’évaluation de programmes;
  • l’élaboration, l’analyse et le plaidoyer en faveur des politiques publiques qui favorisent le bien-être de la population (Lavoie et Brunson, 2010; Nelson et al., 2007).

Un exemple percutant de l’impact de la psychologie communautaire sur les politiques sociales au Québec se trouve dans les travaux de Camil Bouchard, notamment grâce à son leadership relativement au rapport Un Québec fou de ses enfants (1991). Fondé sur une analyse écologique et préventive du développement de l’enfant et de la famille, ce rapport a un impact majeur sur les politiques québécoises, contribuant à la création des centres de la petite enfance (CPE), à la mise en place de programmes de lutte contre la pauvreté, de soutien aux familles, de persévérance scolaire, et à une réorientation des services publics vers des approches communautaires intégrées. D’autres contributions importantes faites par des psychologues communautaires incluent la reconnaissance officielle de la violence psychologique comme forme de maltraitance envers les enfants, portée par Marie-Hélène Gagné de l’Université Laval et ses collègues Sonia Hélie, Claire Malo et Marie-Éve Clément; les travaux de Brian Mishara et ses collègues de l’UQAM, qui ont eu une forte influence sur des politiques et des pratiques de prévention du suicide à l’échelle internationale; ou encore le travail des collègues canadiens Sam Tsemberis, Tim Aubry, Geoffrey Nelson et John Sylvestre au développement et à l’évaluation du programme Chez soi (Housing First), qui a contribué à influencer les politiques publiques canadiennes en matière d’itinérance.

Par ailleurs, l’approche progressive et systémique de la psychologie communautaire pourrait être mieux illustrée par un scénario fictif, bien qu’inspiré des travaux de Francine Lavoie à l’Université Laval, portant sur la violence dans les relations amoureuses chez les jeunes. Dans ce scénario, des psychologues communautaires concernés par ce problème viseraient d’abord à fonder leur intervention sur une analyse systémique, situant le problème dans un réseau de facteurs personnels, familiaux et sociaux. Leur stratégie pour y répondre se baserait sur une approche collaborative impliquant divers acteurs du milieu, incluant des jeunes et des parents. Les psychologues communautaires travailleraient en équipe avec ces personnes pour examiner les racines du problème, concevoir une stratégie globale et mener une recherche participative visant à mieux comprendre les ressources et les préoccupations de la communauté. Elles exploreraient les programmes jugés prometteurs dans la littérature scientifique et consulteraient les parties prenantes locales pour évaluer leur pertinence et leur compatibilité avec le contexte local. L’implantation des programmes d’intervention et de prévention serait accompagnée par la recherche évaluative sur leur implantation et leurs effets. D’autres efforts viseraient à renforcer les capacités communautaires et organisationnelles par des formations offertes à des acteurs clés. Les membres de l’équipe soutiendraient ces stratégies collectives par une présence active dans les débats publics et la promotion des changements systémiques, comme l’adaptation du contenu des curriculums nationaux liés à l’éducation à la sexualité ou la diffusion de programmes de prévention à grande échelle. Ce scénario illustre l’importance des stratégies d’intervention collectives ainsi que de la recherche appliquée, participative et évaluative dans le travail des psychologues communautaires qui oeuvrent quotidiennement à l’amélioration de leurs communautés en partenariat avec les personnes les plus affectées par les problèmes visés.

Conclusion

Discipline appliquée, pragmatique et engagée, la psychologie communautaire se distingue par l’affirmation des valeurs qui lui sont chères, comme la justice sociale, l’équité, l’autodétermination, la solidarité et la diversité. Elle valorise les forces des communautés et leur capacité à générer du changement, plutôt qu’une vision centrée sur les déficiences et la pathologie. Sa pratique s’appuie sur une lecture systémique des enjeux, considérant les interactions entre les individus et leurs environnements et cherchant à réduire les inégalités en accompagnant les populations marginalisées. Loin d’une approche descendante (top-down) et paternaliste, elle privilégie la participation active des personnes concernées, que ce soit dans la compréhension des phénomènes, la conception d’interventions, l’évaluation de programmes ou la mobilisation des connaissances. Son approche collaborative et sa visée de transformation sociale représentent des ressources précieuses pour celles et ceux qui s’engagent dans la construction d’une société plus juste et solidaire.

Bibliographie 

  • Babarik, P. (1979). The buried Canadian roots of community psychology. Journal of Community Psychology, 7(4), 362-367.
  • Bouchard, C. (1991). Un Québec fou de ses enfants. Rapport du groupe de travail pour les jeunes. Québec : Ministère de la Santé et des Services sociaux.
  • Lavoie, F. et Brunson, L. (2010). La pratique de la psychologie communautaire. Canadian Psychology/Psychologie canadienne, 51(2), 96.
  • Nelson, G., Lavoie, F. et Mitchell, T. (2007). The history and theories of community psychology in Canada. Dans International Community Psychology : History and theories (p. 13-36). Springer.
  • Nelson, G. B. et Prilleltensky, I. (2005). Community psychology : In pursuit of liberation and well-being. Palgrave McMillan.
  • Tousignant, M., Bouchard, C. et Mishara, B. (2020). Psychologie communautaire. Dans M. Tousignant et H. Varin (dir.), Le premier demi-siècle du Département de psychologie de l’UQAM (p. 57-60). Département de psychologie, Université du Québec à Montréal.