« Re »penser la démocratie et la cohésion sociale à l’école

Professeure adjointe au Département de psychopédagogie et d’andragogie de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, elle est également titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la radicalisation et la violence chez les jeunes en milieux éducatifs.

Psychologue à l’Équipe Clinique Polarisation – CIUSSS Centre Ouest de l’Île de Montréal.

Psychologue à l’Équipe Clinique Polarisation – CIUSSS Centre Ouest de l’Île de Montréal.
Cet article vise à ouvrir une réflexion sur la place de la démocratie et de la cohésion sociale à l’école, à partir de l’expérience d’implantation et d’évaluation des ateliers menés par l’équipe Scol-Art auprès de jeunes en milieu scolaire. Affiliée à l’équipe clinique Polarisation du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal, l’équipe Scol-Art propose depuis deux ans un programme de prévention qui offre aux élèves un espace pour s’exprimer sur des sujets sensibles, de manière critique et directe au besoin, mais aussi de façon symbolique par le biais des arts. Ces ateliers visent à apaiser les tensions qui peuvent survenir entre les élèves eux-mêmes ou entre les élèves et le personnel scolaire autour de thématiques polarisantes. Dans un premier temps, le contexte ayant mené à la création de l’équipe Scol-Art et au développement des ateliers sera présenté. Par la suite seront exposés les résultats préliminaires de l’évaluation de l’implantation et des retombées de ces ateliers, issus des données recueillies auprès des personnes facilitatrices, des élèves et du personnel scolaire. Enfin, une réflexion sera amorcée sur les pistes à explorer afin de promouvoir la cohésion sociale et la démocratie à l’école dans le contexte sociopolitique actuel.
Jeunes, école et polarisations sociales
Dans un contexte international marqué par la montée des polarisations sociales (de Haan, 2023 ; Ginsburgh et al., 2021), les discours haineux sont largement répandus et imprègnent les plus hauts niveaux des sphères publique et politique, fragilisant nos systèmes démocratiques (Hunter, 2023). D’un côté, les discours de haine sont condamnés et bannis des plateformes numériques; et de l’autre, certains hommes parmi les plus puissants et les plus riches de la planète peuvent cautionner des actions et des discours haineux sans en subir de conséquences. Ces doubles standards disent quelque chose de la crise actuelle de la démocratie, qui a un impact sur le développement des jeunes (de Haan, 2023), avec des conséquences tangibles dans nos écoles. En effet, des données récentes démontrent, d’une part, une augmentation de la banalisation de la violence et, d’autre part, une montée du masculinisme parmi les jeunes dans le pays (CROP, 2024). De plus, les jeunes rapportent vivre beaucoup d’injustices, disent ne pas avoir voix au chapitre, tant à l’école que dans la société, et font état de griefs multiples et de communications conflictuelles à l’école (Miconi et al., 2025). Ils soulignent le besoin d’exprimer leurs émotions et leurs expériences et d’acquérir une certaine autonomie et un certain pouvoir d’action face aux polarisations sociales (Miconi et al., 2025).
Les ateliers de l’équipe Scol-Art
C’est dans ce contexte sociopolitique et à la lumière des propos partagés par les jeunes (Miconi et al., 2025) que les ateliers Scol-Art ont été conçus, entre autres en réponse à l’augmentation des demandes de soutien et d’accompagnement provenant des écoles, qui souhaitaient être outillées pour faire face à la montée des polarisations sociales chez les jeunes. Leur conception s’est appuyée sur les résultats d’une récente revue de la portée concernant les programmes de prévention des polarisations sociales en milieu scolaire, qui a permis de mettre en évidence comment, dans un environnement polarisé, certaines interventions – en particulier celles à caractère didactique ou normatif – peuvent être perçues comme moralisatrices et susciter de la culpabilité ou de la colère chez les jeunes, en produisant des effets iatrogènes. Lorsque les valeurs personnelles sont remises en question sans que soit offert un espace ouvert de discussion et d’expression des émotions négatives, la résistance et les réactions de rejet sont plus susceptibles de se manifester. Les interventions et programmes qui combinent plusieurs approches (par exemple les méthodes artistiques, la simulation) apparaissent comme des pistes prometteuses pour restaurer la cohésion sociale à l’école dans des contextes marqués par la polarisation sociale. Cette approche variée évite la censure, le contrôle et les postures moralisatrices, au profit d’initiatives qui amplifient la voix et le pouvoir d’agir des élèves, tout en accueillant l’inconfort pouvant découler de la diversité des opinions et des valeurs (Mueller et al., 2025).
Le programme Scol-Art prévoit entre cinq et huit ateliers hebdomadaires en classe, donnés par deux ou trois membres de l’équipe d’intervention, en présence de la personne enseignante. Le format favorise des méthodes d’expression créative qui permettent d’aborder des questions délicates en classe de manière symbolique et non polarisante, en tenant compte de la diversité des jeunes et de leurs besoins, contribuant ainsi à la promotion de leur agentivité et à leur adaptation socioémotionnelle (Miconi et Rousseau, 2021; Mueller et al., 2025). L’art permet de créer des espaces de partage et d’échange sur ces sujets de façon réparatrice et en explorant différentes pistes de solutions. Bien que d’implantation plutôt récente, ce programme s’appuie sur près de trois décennies d’expertise de l’équipe dans les interventions en classe d’accueil (Miconi et Rousseau, 2021).
Résultats préliminaires de l’évaluation du programme
Une évaluation préliminaire à méthode mixte du programme de Scol-Art (questionnaire pré- et post-intervention et groupe de discussion avec les élèves, entrevues individuelles avec le personnel scolaire) dans sept classes de 4e secondaire d’une école multiethnique de la grande région de Montréal indique que le programme a été globalement bien reçu par les élèves et par les membres du personnel scolaire, bien que des pistes d’amélioration soient aussi identifiées.
Pendant les ateliers, selon les observations des animateurs et animatrices, les élèves ont exploré différents sujets tels que la violence, la religion, le racisme et les relations amoureuses. Les élèves ont aussi discuté de la qualité des relations adultes-élèves, révélant un sentiment d’injustice assez répandu. Ils disent souhaiter des relations plus authentiques, respectueuses et empreintes d’écoute, et recherchent une plus grande équité et une plus grande cohérence dans les règles et les interventions des adultes, ce qui met en lumière l’importance d’un climat relationnel sain et sécurisant. Dans le groupe de discussion mené dans le cadre du projet de recherche, les élèves ont rapporté que les ateliers leur ont permis de s’exprimer librement et d’écouter différents points de vue sur des sujets souvent censurés à l’école, soulignant que cela a été possible à partir du moment où un certain lien de confiance avec l’équipe s’était établi au fil des ateliers. Les données quantitatives et qualitatives collectées auprès des élèves convergent en indiquant que les ateliers les ont aussi aidés à nommer et à rapporter les tensions et les conflits présents à l’école, suscitant un engagement accru autour de ces questions. Les élèves reconnaissent que les discussions et les activités ont parfois créé un inconfort personnel et/ou collectif. Toutefois, cet inconfort n’était pas accompagné d’une détérioration des perceptions du climat scolaire, mais plutôt d’une amélioration du sentiment de sécurité – ce qui pourrait suggérer un possible impact positif des ateliers sur la cohésion sociale à l’école. Bien que préliminaires, ces résultats semblent indiquer que la possibilité d’exprimer son inconfort et son désaccord en présence d’adultes à l’écoute, non moralisateurs et disposés à accueillir ces émotions exerce un effet protecteur sur les jeunes, renforçant à la fois leur sentiment de sécurité et leur pouvoir d’action. Ces constats invitent à réfléchir à la valeur éducative de l’inconfort et des risques associés, lorsqu’il est reconnu et accompagné de manière constructive.
Les résultats des analyses préliminaires des entrevues avec le personnel scolaire indiquent que la participation aux ateliers leur a permis de mieux connaître les élèves et, dans certains cas, d’améliorer la qualité de leur relation avec eux. Les ateliers auraient aussi permis au personnel scolaire d’identifier les besoins de certains élèves plus vulnérables, ce qui vient souligner leur valeur préventive. Toutefois, si les ateliers ont été globalement très appréciés par le personnel scolaire, des moments d’inconfort et des vécus ambivalents face à certaines thématiques ont aussi été rapportés, ce qui laisse croire que l’expression d’opinions différentes dans le contexte de classe affecte autant les adultes que les élèves. En effet, les membres du personnel scolaire ont mentionné qu’ils souhaitaient être mieux préparés à l’inconfort possible en amont des ateliers, mais également durant et après. Le besoin d’avoir plus de temps pour discuter et réfléchir à leur vécu a aussi été nommé, bien que la difficulté de trouver ce temps dans le système scolaire actuel ait également été soulevée. Ces résultats, conjugués à l’effet observé d’une facilitation de l’expression des conflits – effet pouvant constituer un défi de gestion pour les écoles – mettent en évidence l’importance d’un accompagnement et d’un soutien continus de l’équipe-école.
Repenser la démocratie avec les jeunes dans une approche de conscience critique
Les résultats suggèrent que la création d’un espace de dialogue et d’échange, où l’inconfort et les émotions négatives des jeunes (peur, tristesse, colère) peuvent être accueillis plutôt que niés ou censurés, constitue une approche éducative à privilégier. Un tel espace ne vise pas à supprimer les tensions ni à masquer les différences, mais à apprendre à les traverser collectivement, en ouvrant la voie à de nouvelles pratiques démocratiques à l’école.
La qualité de la relation entre les jeunes et les adultes à l’école est particulièrement déterminante. Dans un contexte scolaire où le temps consacré à la socialisation se fait rare, cette réalité invite à une réflexion profonde sur les priorités éducatives. Le besoin exprimé par les élèves de relations authentiques, respectueuses et fondées sur la confiance vient remettre en question la qualité de la socialisation au sein du système scolaire actuel. Reconnaître les doubles standards de notre société, qui mettent en lumière la crise profonde de la démocratie à laquelle les générations précédentes ont contribué, constitue un premier pas important pour ouvrir un dialogue honnête et non paternaliste avec les jeunes, et ainsi favoriser l’émergence de nouvelles conceptions de la démocratie et de la cohésion sociale.
Déconstruire le mythe d’un espace totalement sécuritaire et exempt de risques, pour reconnaître et accueillir l’inconfort ainsi que les risques inévitables liés à la diversité croissante de nos écoles et de nos sociétés, est une étape clé. Le but de la démocratie et de la cohésion n’étant pas le consensus, il est crucial d’accompagner les jeunes afin qu’ils apprennent à gérer l’inconfort et le risque inhérent au désaccord et qu’ils développent la capacité de les exprimer à travers le dialogue, l’action et, pourquoi pas, l’art – de manière démocratique et non violente. En tant qu’adultes, nous avons la responsabilité de transformer notre inconfort face aux propos des jeunes en une occasion de réflexion et de rapprochement. En prenant conscience des risques et des défis que cela soulève, nous pouvons devenir des modèles authentiques, capables d’inspirer et de guider ces jeunes en plein développement.
Bien que le programme Scol-Art soit encore en développement et doive continuer à s’améliorer et à s’ajuster aux besoins des jeunes et des équipes-écoles, il est clair que la réponse à la question de la promotion de la démocratie et de la cohésion sociale dans le contexte actuel ne peut pas résider dans la répétition des mêmes pratiques. Pour soutenir le pouvoir d’action des jeunes et amplifier leur voix, tout en accueillant leur inconfort ainsi que le nôtre, il nous paraît essentiel de revenir aux principes de Paulo Freire sur la pédagogie critique. Il revient au personnel scolaire et à tout adulte en relation avec les jeunes de développer leur propre conscience critique et d’apprendre à gérer leur propre inconfort, afin d’être en mesure de promouvoir ce même esprit critique auprès des élèves, en accueillant leurs idées et en « s’affirmant eux-mêmes sans pour autant désaffirmer leurs élèves » (Freire et Faundez, 1989, p. 34).
Bibliographie
- CROP. (2024). La dysfonction sociale chez les jeunes au Canada.
- De Haan, M. (2023). The ‘every day’of polarisation in schools; understanding polarisation as (not) dialogue. Pedagogy, Culture & Society, 1-21.
- Freire, P. et Faundez, A. (1989). Learning to question. A pedagogy of liberation.
- Ginsburgh, V., Perelman, S. et Pestieau, P. (2021). Populism and social polarization in European democracies. CESifo Economic Studies, 67(4), 371-404.
- Hunter, L. Y. (2023). Social media, disinformation, and democracy: how different types of social media usage affect democracy cross-nationally. Democratization, 30(6), 1040-1072.
- Miconi, D., Aigoin, M., Croguennec, F., Johnson‐Lafleur, J. et Rousseau, C. (2025). “It’s all about making room for young people”: A mixed‐method study on adolescents’ experiences of social adversity and support for violent radicalization in high schools. Journal of Research on Adolescence, 35(2), e70026.
- Miconi, D. et Rousseau, C. (2021). Children and vulnerable groups services. Oxford Textbook of Migrant Psychiatry, 3, 413.
- Mueller, M., Santavicca, T., Miconi, D. et Rousseau, C. (2025). Interventions Addressing Current Social Polarization in the School Context: A Scoping Review. Journal of Early Adolescence.