Être présent et souffrant : réflexions sur la vulnérabilité des psychologues
Dr Thomas Michaud Labonté, psychologue
Pratiquant en bureau privé dans une approche humaniste et psychodynamique, il est en formation à la psychothérapie gestaltiste des relations d’objet (PGRO) du Centre d’intégration gestaltiste de Montréal.
Lorsque le psychologue se trouve souffrant en présence du patient, il peut être amené à vivre un dilemme entre acceptation et honte face à ses vulnérabilités. Ces expériences sont communes et inévitables, mais chacun les vit de façon singulière. Comment le psychologue peut-il accueillir ses vulnérabilités et l’expérience de sa souffrance dans sa pratique clinique lorsqu’il est en rencontre avec le patient? La présente réflexion propose une alternative au préjugé qui considère la souffrance des psychologues comme une défaillance, en présentant une éthique de la rencontre clinique fondée sur la vulnérabilité. Ce texte tire profit de conceptions humanistes et psychodynamiques de la psychothérapie et s’enrichit des récits de cliniciens qui ont témoigné de leur vécu lorsque la souffrance personnelle se manifeste dans la sphère professionnelle.
« Je ne suis pas tant guérie, mais j’ai appris à rester assise calmement et à attendre pendant que la douleur fait son travail dansant » (Slater, 1996, p. 192, traduction libre).
Défaire le mythe du psychologue tranquille et invulnérable
Le « mythe du thérapeute tranquille » (Adams, 2014), voulant que les psychologues ne doivent pas être troublés par quelque souffrance que ce soit, continue d’agir sur la profession comme un idéal irréaliste et désincarné. Ce mythe peut alimenter la honte face à nos propres vulnérabilités et ainsi limiter la recherche de soutien (Cvetovac et Adame, 2017). Il peut aussi favoriser une attitude défensive propre à inhiber une réflexion authentique sur soi et sur l’effet de ses vulnérabilités dans la relation thérapeutique (Adams, 2014; Zerubavel et Wright, 2012).
Une revue de littérature récente (King et al., 2020) révèle l’impact des préjugés portés envers les cliniciens qui se montrent souffrants ou en traitement pour une difficulté psychologique : ils peuvent être invalidés sur la pertinence de leur expérience vécue comme source d’information clinique, être discrédités sur leurs compétences professionnelles, être catégorisés comme ayant un handicap ou même être plus à risque de subir une approche disciplinaire et d’être surveillés plus étroitement par leur milieu de travail. Ces stigmas sociaux alimentent une culture du silence sur les récits de souffrance psychologique et signalent une vision où ces expériences sont considérées comme des défaillances (King et al., 2020; Zerubavel et Wright, 2012). Pourtant, des psychologues de tous les niveaux d’expérience ont rapporté être vulnérables aux effets négatifs de la charge émotionnelle liée à leur travail (Clarke et al., 2020), normalisant ainsi l’expérience de la souffrance tout au long de leur carrière.
Porter un regard humain sur l’expérience de la souffrance
Les cliniciens sont de plus en plus nombreux à partager leur expérience, que ce soit par la publication d’ouvrages (p. ex. : Cvetovac et Adame, 2017) ou en participant à des études qualitatives (p. ex. : Hadjiosif, 2021). Leur récit humanise les expériences de souffrance psychologique et ils enrichissent les connaissances cliniques et scientifiques sur la psychothérapie et le rétablissement (Kottsieper, 2009). Ces récits sont relativement récents (King et al., 2020) et ils sont peu diversifiés en ce qui concerne le positionnement socioculturel (Cvetovac et Adame, 2017), ce qui en fait un domaine d’étude en émergence.
Les cliniciens qui partagent leur vécu empruntent parfois la figure jungienne du « guérisseur-blessé » (wounded healer) pour réfléchir à l’enrichissement qu’ils ont pu tirer de leurs vulnérabilités et de leur processus de rétablissement (Cvetovac et Adame, 2017; Hadjiosif, 2021). D’autres s’identifient comme des « thérapeutes-survivants » (survivor-therapists) et témoignent de leurs épisodes de troubles de santé mentale et de traitements, en institution psychiatrique ou en clinique privée, dans le but d’humaniser les pratiques de soins de santé mentale (Adame et al., 2017). Dans tous les cas, ces récits déconstruisent une vision dichotomique selon laquelle il y a un nous, les psychologues ou psychothérapeutes sains, qui aident les eux, ces individus malades, sur qui on applique des traitements psychologiques (Adame et al., 2017; Cvetovac et Adame, 2017).
Parmi les enrichissements tirés de leurs expériences souffrantes, ces cliniciens témoignent systématiquement avoir développé un plus grand espoir face au rétablissement des patients même envers ceux ayant un trouble grave, davantage d’empathie envers la souffrance d’autrui et les difficultés inhérentes au processus de rétablissement, un engagement dans le travail renouvelé, une meilleure capacité à demeurer présents avec l’expérience de la souffrance, une plus grande capacité à apprécier les émotions intenses et variées en séance et davantage d’authenticité entre les sphères personnelles et professionnelles (Cain, 2000; Cvetovac et Adame, 2017; Kottsieper, 2009). Ils se sentent aussi responsables d’évaluer adéquatement les impacts potentiellement négatifs que leurs difficultés psychologiques peuvent avoir sur le processus thérapeutique de leurs patients (Cain, 2000; Cvetovac et Adame, 2017; Kottsieper, 2009). La présence de collègues, d’un superviseur de confiance ou d’un psychologue ou psychothérapeute soutenant leur a permis de réduire la honte ressentie face à leurs propres vulnérabilités et d’avoir une réflexion plus juste face à l’impact de leurs propres limites sur leur travail (Cain, 2000; Cvetovac et Adame, 2017; Hadjiosif, 2021; King et al., 2020; Kottsieper, 2009).
Ces témoignages nous invitent à ne pas considérer nos vulnérabilités comme des handicaps et nous encouragent à les explorer avec le soutien de personnes de confiance. Le recours à la psychothérapie personnelle à différents moments de la vie peut aider les psychologues à poursuivre ce travail développemental en continu (Adams, 2014).
Apprivoiser nos réactions contre-transférentielles
En plus des expériences personnelles qui peuvent amener leur lot de souffrance, le contact avec les patients amène inévitablement des expériences de contre-transfert où le psychologue se souvient d’expériences intimes teintées d’affects intenses et variés. Dans la conception originale du contre-transfert, on postulait que celui-ci avait un impact négatif sur le processus psychothérapeutique et devait idéalement être liquidé pour pouvoir mener le patient au terme de son traitement. Les recherches actuelles suggèrent plutôt que les effets du contre-transfert peuvent être variés et que tous les psychologues sont régulièrement touchés dans leurs enjeux personnels dans le cadre de leur travail (Hayes, 2004). En ce sens, les psychologues sont encouragés à identifier leurs réactions contre-transférentielles afin d’arriver à mieux composer avec celles-ci (Hayes, 2004).
Dans l’étude de Cain (2000) sur les expériences contre-transférentielles de cliniciens qui ont eux-mêmes vécu un épisode d’hospitalisation psychiatrique, les personnes interrogées rapportent que des souvenirs liés à des épisodes antérieurs de maladie et des soins reçus peuvent refaire surface au contact des récits des patients. Cela a pu les amener à ressentir de l’inconfort, de l’anxiété, de la frustration ou une crainte de nuire au patient. Certains de ces cliniciens ont eu tendance à se reconnaître fortement dans le vécu de leurs patients, ce qui est perçu comme un inconvénient en raison du surinvestissement émotionnel que cela peut amener, mais aussi comme un avantage en raison d’une plus grande empathie ressentie envers la souffrance des patients. Une autre étude a exploré les liens entre les réactions contre-transférentielles et la satisfaction du patient à l’égard de la relation psychothérapeutique (Tishby et Wiseman, 2014). Il en est ressorti que le type de contre-transfert du clinicien peut avoir des effets potentiellement négatifs ou positifs, selon les besoins émotionnels du patient qui peuvent évoluer au courant de la psychothérapie (Tishby et Wiseman, 2014). Par exemple, un patient qui aurait besoin de ressentir un soutien actif de son psychologue en début de suivi pourrait avoir une perception positive de la relation thérapeutique si le psychologue exprime un contre-transfert qui consisterait à avoir une attitude très soutenante et proactive. Toutefois, la même réaction contre-transférentielle pourrait être perçue négativement vers la fin du suivi si le patient réclame de son psychologue plus d’autonomie dans le lien.
Penser une éthique de la vulnérabilité
En nous écartant de l’idée voulant que la souffrance et la vulnérabilité appartiennent seulement au patient, nous sommes conviés à réfléchir à l’éthique de notre rapport à l’Autre. Étymologiquement, la vulnérabilité renvoie certes à la possibilité d’être blessé, mais aussi d’être sensible, affecté et touché (Tárrega, 2018). Elle appelle à l’humilité face à ses idéaux et favorise le désir de prendre soin de l’Autre et de soi-même pour restaurer un lien de commune humanité dans nos existences fragiles et limitées. Ici, la relation thérapeutique apparaît comme la mise en contact d’êtres humains incarnés, vulnérables et parfois souffrants.
Notre responsabilité déontologique nous invite à avoir une attitude réflexive envers ce que nous choisissons de faire ou de ne pas faire. Dans une éthique fondée sur la vulnérabilité, c’est l’itinéraire réflexif qui devient source d’enrichissement, avec la possibilité de ne pas savoir et de se tromper. Cette invitation éthique favorise les questionnements réflexifs personnels sur notre pratique : comment penser mon rapport à l’Autre à travers mes vulnérabilités et mes souffrances? Ai-je besoin de cacher ma vulnérabilité dans une forteresse impénétrable ou au contraire est-ce que je m’y complais de manière dramatique? Est-ce que le patient qui se plaint et ne change pas me désespère ou m’émeut? Quand je suis mal en point, quel espace j’accorde à l’Autre dans la relation psychothérapeutique? Qu’est-ce qui doit être dit de ce que je vis et qu’est-ce que je dois garder pour moi? Quel rapport a ce patient-ci avec sa propre vulnérabilité et avec celle qu’il imagine chez moi? Quels thèmes suis-je susceptible d’éviter en raison de mes vulnérabilités ou de mon besoin de préserver une estime de soi positive? Etc. Ces questions n’offrent pas de réponse unique et elles s’abordent au cas par cas dans notre rencontre avec ce patient particulier à ce moment particulier.
Offrir une présence incarnée
L’espace thérapeutique peut être sauvegardé malgré l’expérience de la souffrance à condition d’accepter qu’elle puisse émerger lorsque nous sommes présent à l’Autre. Cette authenticité en relation rejoint la notion de présence comme étant une « expérience incarnée » (Geller, 2017) où la présence physique, émotionnelle, cognitive, spirituelle et relationnelle du psychologue lui permet de porter plus d’attention à l’expérience du patient, à ses propres expériences internes et à leur expérience commune de la rencontre. Dans une pratique clinique incarnée, se sentir limité, voire diminué, peut être potentiellement enrichissant. Cela nous convie à en faire moins, à entretenir notre humilité et à soigner nos idéaux professionnels parfois irréalistes et improductifs. Dans ces circonstances, ralentir le rythme peut devenir un levier pour ouvrir l’espace de la relation thérapeutique et favoriser le contact avec les émotions. Un rythme lent permet aussi au psychologue de trouver l’espace intérieur nécessaire pour réguler sa détresse en utilisant les outils qu’il connaît, quels qu’ils soient, même pendant la rencontre.
En adoptant une attitude curieuse, réflexive, humble et incarnée face à nos vulnérabilités, nous serons plus en mesure d’apprendre de nos expériences souffrantes, d’aiguiser notre sensibilité et d’adoucir notre accueil de soi et de l’Autre. Apprivoiser nos vulnérabilités prend du temps et se fait dans le lien, avec nos psychologues ou psychothérapeutes personnels, nos superviseurs, nos formateurs, nos collègues, notre entourage… et aussi avec nos patients. Rappelons-nous qu’à l’impossible nul n’est tenu et que le psychologue n’y fait pas exception. Cette perspective nous convie à nous développer tout au long de notre vie, malgré et grâce à nos vulnérabilités.
Bibliographie
Adame, A. L., Bassman, R., Morsey, M. et Yates, L. (2017). Exploring Identities of Psychiatric Survivor Therapists: Beyond us and them. New York, NY : Palgrave Macmillan. https://doi.org/10.1057/978-1-137-58492-2
Adams, M. (2014). The myth of the untroubled therapist: Private life, professional practice. Hove, Australie : Routledge. https://doi.org/10.4324/9781315880167
Cain, N. R. (2000). Psychotherapists with personal histories of psychiatric hospitalization: Countertransference in wounded healers. Psychiatric Rehabilitation Journal, 24(1), 22-28. https://doi.org/10.1037/h0095127
Clarke, J. J., Rees, C. S., Breen, L. J. et Heritage, B. (2020). The perceived effects of emotional labor in psychologists providing individual psychotherapy. Psychotherapy, prépublication en ligne. https://doi.org/10.1037/pst0000351
Cvetovac, M. E. et Adame, A. L. (2017). The wounded therapist: Understanding the relationship between personal suffering and clinical practice. The Humanistic Psychologist, 45(4), 348-366. https://doi.org/10.1037/hum0000071
Geller, S. M. (2017). A practical guide to cultivating therapeutic presence. American Psychological Association. http://dx.doi.org/10.1037/0000025-001
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Hayes, J. A. (2004). The inner world of the psychotherapist: A program of research on countertransference. Psychotherapy Research, 14(1), 21-36. https://doi.org/10.1093/ptr/kph002
King, A. J., Brophy, L. M., Fortune, T. L. et Byrne, L. (2020). Factors affecting mental health professionals’ sharing of their lived experience in the workplace: A scoping review. Psychiatric Services, 71(10), 1047-1064. https://doi.org/10.1176/appi.ps.201900606
Kottsieper, P. (2009). Experiential knowledge of serious mental health problems: One clinician and academic’s perspective. Journal of Humanistic Psychology, 49(2), 174-192. https://doi.org/10.1177/0022167808327749
Slater, L. (1996). Welcome to my country. New York, NY : Anchor Books. https://doi.org/10.1353/mis.1995.0024
Tárrega, X. (2018). Les larmes du thérapeute. Collège européen de Gestalt-thérapie, 40(2), 102-115. https://doi.org/10.3917/cges.040.0102
Tishby, O. et Wiseman, H. (2014). Types of countertransference dynamics: An exploration of their impact on the client-therapist relationship. Psychotherapy Research, 24(3), 360-375. https://doi.org/10.1080/10503307.2014.893068
Zerubavel, N. et Wright, M. O. (2012). The dilemma of the wounded healer. Psychotherapy: Theory, Research, & Practice, 49(4), 482-491. https://doi.org/10.1037/a0027824