Agrégateur de contenus

Accompagner les endeuillés en contexte d’aide médicale à mourir

DPhilippe Laperle, psychologue
Psychologue clinicien, il travaille en psychiatrie au CHUM et en accompagnement des endeuillés à la Maison du deuil, en plus de s’impliquer dans la recherche et la formation sur le deuil et la fin de vie.

 

 

Dre Dominique Girard, psychologue
Chercheuse postdoctorale au Centre médical universitaire Radboud (Pays-Bas), elle s’intéresse à l’expérience des patients en contexte d’aide médicale à mourir et de ceux qui les accompagnent. Elle est également psychologue clinicienne en bureau privé et y accompagne des endeuillés.

 


L’aide médicale à mourir (AMM) introduit un nouveau rapport à la mort : un rendez-vous légal et préparé avec le trépas. L’endeuillé, mais aussi le psychologue peuvent se sentir impuissants à bien nommer le nouveau et le particulier, ne sachant pas sur quels repères s’appuyer. Notre objectif est conséquemment d’offrir quelques pistes de réflexion à celui qui cherche à apaiser les affres du deuil dans les circonstances particulières de l’AMM, une option de fin de vie de plus en plus commune au Québec. De fait, entre le 1er avril 2021 et le 31 mars 2022, les décès attribuables à l’AMM représentaient 5,1 % de tous les décès au Québec ; un taux en croissance constante depuis la légalisation de la pratique (Commission sur les soins de fin de vie du Québec, 2022).

Repères empirico-théoriques : entre tensions, paradoxes et oscillations
Bien qu’un consensus semble émerger au sein de la communauté scientifique, selon lequel l’AMM ne serait généralement pas associée à des deuils plus difficiles que si la mort survient dans d’autres contextes, l’état des lieux demeure nuancé (Yan et al., 2022). Des facteurs facilitants sont postulés : possibilité d’anticiper la mort et de faire ses adieux ; sentiment de contrôle sur la souffrance de l’autre – ne pas assister à un long déclin, pouvoir agir et s’impliquer dans les procédures et les dernières volontés ; cohérence entre l’AMM et certaines valeurs comme la liberté, l’autodétermination et l’indépendance. Des facteurs de risque sont également mis en lumière : conflits familiaux et de valeurs ; exclusion des proches, qui peuvent ne pas être consultés ou informés de la démarche ; obligation de composer avec les procédures et les autorités qui structurent la trajectoire d’AMM ; présence ou perception d’un stigma social ; présence lors de la mort – ce qui peut être une expérience perturbante pour certains individus.

Cependant, des travaux de recherche récents permettent d’entrevoir le caractère dynamique de ces différents facteurs et le rôle de la construction de sens. Ainsi, un même facteur (ex. : assister au décès) peut représenter une expérience réconfortante pour l’un et un souvenir douloureux pour l’autre (Beuthin et al., 2022 ; Wagner et al., 2012). Plus encore, des sentiments opposés et intenses peuvent coexister chez une même personne endeuillée (ex. : avoir profité des moments ultimes avec le défunt et souhaité qu’ils se prolongent, mais par ailleurs avoir profondément souffert de ces moments et voulu en finir rapidement) (Beuthin et al., 2022 ; Frolic et al., 2020 ; Laperle et al., 2022a).

Quelques théorisations du phénomène, qui s’ancrent dans les notions de tension, de paradoxe et d’oscillation, illustrent ces contradictions apparentes. D’abord, le modèle des empreintes du deuil (Laperle et al., 2022a) s’appuie sur l’idée que l’AMM laisse des traces dans la psyché de l’endeuillé, qui oscillerait ensuite entre ces différentes traces. La synchronie et la proximité (le sentiment que tout est arrivé à point, la sensation d’être proche de l’être cher au moment de son trépas) peuvent ainsi côtoyer l’asynchronie et la distance (le sentiment que tout était trop vite ou trop lent, incontrôlable, imposé, que le vécu de l’autre était indicible). L'inspirant (ex. : percevoir l’autre comme un héros qui accueille la mort et/ou la défie en évitant un déclin qui lui aurait fait perdre de sa dignité) peut aussi côtoyer le vide et l'abandon (se sentir laissé derrière, percevoir comme une absurdité le fait d’avoir vu l’autre partir en souriant et en retrouvant une vitalité déstabilisante pour l’endeuillé, qui doit lui survivre). La tension entre les différents vécus en contexte d’AMM est également abordée par Frolic et ses collègues (2020) sous différents angles. Les chercheuses évoquent le cadeau du temps versus le fardeau du temps ; le soulagement de la souffrance versus la perte de temps ensemble ; un héritage et des souvenirs positifs versus les défis du deuil ; le soutien et le respect de l’autonomie décisionnelle versus l’ambivalence par rapport au choix de mourir. Pour sa part, le modèle du paysage relationnel (Laperle et al., 2022b) permet de souligner que l’endeuillé évolue dans une collectivité qu’il a besoin de solliciter, mais dont il peut aussi chercher à s’extirper par moments, afin de se retrouver seul (avec le défunt) ou pour éviter les débats, les vérités toutes faites et la fascination qui accompagnent parfois l’AMM. L’endeuillé oscille ou se promène, à la recherche d’un point d’équilibre et d’intégration personnalisé.

Clinique du deuil
Ces différentes constructions empirico-théoriques sont des tentatives de nommer et d’incarner des expériences apparaissant ponctuées de tensions et de paradoxes. Les approches narratives et constructivistes peuvent être indiquées pour aider à mieux comprendre et à assouplir ces tensions. Selon ces approches (par exemple, Neimeyer et al., 2010), le deuil est conçu comme une rupture de la trame narrative et une perte de sens, voire une impossibilité de concevoir le sens du présent et du futur sans le défunt. En contexte d’AMM, les proches peuvent avoir mis de côté leurs besoins pour privilégier ceux de l’être cher sur le point de trépasser, se décentrant ainsi de leur propre histoire de manière à favoriser une conclusion positive de l’histoire de l’autre. L’accompagnement de deuil vise alors à (re)donner la parole à l’endeuillé, à revisiter sa propre histoire et à la réécrire parfois à la lumière d’un nouveau sens. Le psychologue apporte un soutien en créant un espace où le passé (les circonstances de l’AMM, notamment) peut être symbolisé, et ce, afin que des possibilités élargies puissent être entrevues dans le présent et le futur. Les repères empirico-théoriques présentés précédemment peuvent servir d’assises pour l’exploration des aspects saillants du deuil : reconnaître des noeuds potentiels, rendre compte, normaliser, permettre d’exprimer un chagrin « interdit » devant une mort souvent présentée comme « idéale et paisible », ou encore tisser des liens entre des expériences qui apparaissent incompatibles. Par ailleurs, utiliser le modèle du paysage relationnel (Laperle et al., 2022b) est une manière pour le psychologue d’élaborer le sens de défis relationnels postmortem (par exemple, un stigma potentiel à l’égard de l’AMM). Dans tous les deuils, prioriser certaines relations, en délaisser d’autres, prendre des risques ou encore ajuster ses attentes peut être un travail thérapeutique nécessaire.

Coconstruire une histoire de deuil cohérente avec les valeurs et l’identité de la personne accompagnée exige de faire appel à son jugement clinique, à la pleine présence et à la créativité. Les repères présentés ne sont donc pas un passage obligé pour soutenir le deuil, mais simplement un socle dans lequel s’ancrer afin de créer côte à côte avec l’endeuillé, malgré l’impuissance parfois ressentie.

Expériences émergentes et plurielles
L’élargissement des critères d’éligibilité à l’AMM (par exemple, le critère de fin de vie a été retiré, et des mesures anticipées pour les personnes atteintes de maladies neurodégénératives sont discutées par les législateurs québécois au moment où nous écrivons ces lignes1) nous éloigne de la fin de vie telle que nous la connaissons, en façonnant une fin de vie rapprochée dans le temps. Comme mentionné précédemment, le rapport au temps présente déjà des défis saillants lorsqu’il est question d’une AMM en fin de vie « naturelle ou prévisible » : Laperle et ses collègues (2022a) en abordent certains sous l’angle de la synchronie/asynchronie, et Frolic et ses collègues (2020) le font en explorant le cadeau du temps versus le fardeau qu’il peut représenter. Nous pouvons postuler cependant que la question du temps risque d’être encore plus présente dans les expériences entourant ces nouvelles formes d’AMM. En effet, une AMM en contexte de directives anticipées, par exemple, ajoutera aux circonstances entourant le décès la responsabilité d’agir en fonction des directives ; c’est-à-dire que des individus devront déterminer si les conditions pour donner l’AMM sont remplies et si le processus doit être enclenché promptement. Impossible, dans une telle situation, d’évacuer la question du temps : a-t-on bel et bien choisi le bon moment pour entraîner la mort, et l’a-t-on correctement encadré ? Il est possible que cette responsabilité – cette décision déléguée – soit source de culpabilité chez certains endeuillés. Dans ces nouvelles AMM, le patient fait le choix d’avoir recours à la procédure, mais le proche assume, à tout le moins en partie, la charge et les implications de cette perte qui survient de plus en plus tôt que « prévu ».

Accompagner le deuil dans le contexte évolutif de l’AMM nous sensibilise au caractère pluriel des expériences des endeuillés et aux temporalités façonnées. Ce contexte d’accompagnement nous incite à développer l’humilité, la prudence et le courage de celui qui découvre un territoire inconnu, à demeurer curieux devant l’altérité et à entretenir surtout la force de l’apprivoiser, et ce, afin de ne pas laisser les endeuillés seuls dans l’exploration d’une contrée parfois aimée profondément, mais souvent habitée par le paradoxe et l’indicible.

Note 

1. Pour se familiariser avec le projet de loi 11 modifiant la loi concernant les soins de fin de vie et d’autres dispositions législatives, il peut être intéressant de consulter le mémoire que l’Ordre a déposé récemment à ce sujet (Ordre des psychologues du Québec, 2023).


Bibliographie 

Beuthin, R., Bruce, A., Thompson, M., Andersen, A. E. et Lundy, S. (2022). Experiences of grief-bereavement after a medically assisted death in Canada: Bringing death to life. Death Studies, 46(8), 1982-1991. https://doi.org/10.1080/07481187.2021.1876790

Commission sur les soins de fin de vie du Québec (2022, décembre). Rapport annuel d’activités : 1er avril 2021 au 31 mars 2022. https://aqdmd.org/wp-content/uploads/2022/12/266-20221209.pdf

Frolic, A. N., Swinton, M., Murray, L. et Oliphant, A. (2020). Double-edged MAiD death family legacy: A qualitative descriptive study. BMJ Supportive & Palliative Care. Prépublication. https://doi.org/10.1136/bmjspcare-2020-002648

Laperle, P., Achille, M. et Ummel, D. (2022a). To lose a loved one by medical assistance in dying or by natural death with palliative care: A mixed methods comparison of grief experiences. Omega – Journal of Death & Dying. Prépublication. https://doi.org/10.1177/00302228221085191

Laperle, P., Achille, M. et Ummel, D. (2022b). The relational landscape of bereavement after anticipated death: An interpretive model. Death Studies, 46(10), 2485-2497. https://doi.org/10.1080/07481187.2021.1975177

Neimeyer, R. A., Burke, L. A., Mackay, M. M. et van Dyke Stringer, J. G. (2010). Grief therapy and the reconstruction of meaning: From principles to practice. Journal of Contemporary Psychotherapy, 40(2), 73-83. https://doi.org/10.1007/s10879-009-9135-3

Ordre des psychologues du Québec (2023, mars). Projet de loi n° 11 : Loi modifiant la Loi concernant les soins de fin de vie et d’autres dispositions législatives. Mémoire de l’Ordre des psychologues du Québec – Dépôt à la Commission des relations avec les citoyens. https://www.ordrepsy.qc.ca/documents/26707/500970/Memoire_OPQ_AMM_PL11_16-03-2023.pdf/d48d9513-efad-75b8-fe24-5ba13fa8c8d6?t=1679056581806

Wagner, B., Müller, J. et Maercker, A. (2012). Death by request in Switzerland: Posttraumatic stress disorder and complicated grief after witnessing assisted suicide. European Psychiatry, 27(7), 542-546. https://doi.org/10.1016/j.eurpsy.2010.12.003

Yan, H., B ytautas, J., Isenberg, S. R., Kaplan, A ., Hashemi, N., Kornberg, M. et Hendrickson, T. (2022). Grief and bereavement of family and friends around medical assistance in dying: A scoping review. BMJ Supportive & Palliative Care. Prépublication. https://doi.org/10.1136/spcare-2022-003715