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Introduction au dossier

Dr Charles M. Morin, psychologue | Expert invité
Professeur à l’École de psychologie de l’Université Laval, il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la médecine comportementale du sommeil. Il cumule plus de 30 ans d’expérience sur les troubles du sommeil et a rédigé de nombreux ouvrages scientifiques et de vulgarisation sur le sujet. 
 


Le sommeil est un élément indispensable à une bonne santé psychologique, cognitive et physique. Un sommeil de qualité et de durée adéquate est essentiel pour la vigilance, la mémoire, la régulation des émotions et le système immunitaire. Il n’est donc pas étonnant qu’un sommeil trop court ou perturbé engendre fatigue, baisse d’énergie, humeur plus irritable ou dysphorique et vulnérabilité accrue à plusieurs maux physiques et psychologiques.

La plainte de sommeil fait souvent partie du tableau clinique dans un contexte de consultation psychologique. Même si c’est rarement le principal motif de consultation chez le psychologue, les difficultés de sommeil accompagnent fréquemment d’autres problématiques reliées à l’anxiété, à la dépression, au stress post-traumatique, au TDAH ou à des troubles alimentaires. Parmi les nombreux troubles du sommeil, l’insomnie est certes le problème le plus répandu (environ 10 % des adultes et de 40 % à 50 % des personnes ayant un autre trouble anxieux ou dépressif en souffrent) (Morin et al., 2020), mais d’autres problématiques telles que les cauchemars récurrents, la fatigue et la somnolence excessive font souvent partie du tableau clinique. La bonne nouvelle est que le psychologue est en mesure de faire des interventions efficaces pour prendre en charge certains troubles du sommeil.

Les articles de ce numéro thématique illustrent la diversité des problèmes de sommeil rencontrés chez les adultes, les adolescents de même que chez les travailleurs à horaires atypiques. L’article des auteures Vendette et Pennestri souligne l’importance de bien évaluer la nature de la plainte concernant le sommeil avant d’intervenir, et de jauger la présence potentielle d’un trouble de sommeil (par exemple l’apnée) qui nécessiterait une référence médicale pour investigation en clinique du sommeil. L’article des auteurs Belleville, Gagné et Deudon nous informe pour sa part sur la nature des difficultés de sommeil fréquemment comorbides à différents troubles anxieux et dépressifs. Nous aborderons d’ailleurs plus loin dans cette introduction la notion de comorbidité entre ces troubles. L’auteure Bélanger présente différents éléments clés de la thérapie cognitive comportementale de l’insomnie (TCC-I), avec des nuances et des adaptations importantes visant à optimiser l’observance du client, et une meilleure réponse thérapeutique. Même si la médication est le traitement le plus utilisé en raison de sa plus grande disponibilité, la TCC-I est reconnue comme traitement de choix dans plusieurs guides de pratiques cliniques de différentes associations professionnelles de médecins et autres spécialistes des troubles du sommeil (Qaseem et al., 2016; Riemann et al., 2017). L’article des auteurs Vendette, Denesle et Zadra décrit une méthode de traitement des cauchemars, la thérapie par répétition d’imagerie mentale, une approche basée sur les principes d’exposition qui a également fait ses preuves dans le traitement des cauchemars récurrents, qu’ils soient associés ou non à un autre trouble psychologique, notamment le trouble de stress post-traumatique. L’article des auteurs Pilon, Touchette et Lord souligne l’importance du sommeil à l’adolescence et les conséquences du manque de sommeil sur différentes sphères du développement social, cognitif et émotionnel. Enfin, Vallières et ses collègues nous informent des problèmes de sommeil vécus par les personnes travaillant selon des horaires atypiques, notamment les travailleurs de nuit, et nous expliquent comment adapter certaines interventions comportementales pour cette clientèle aux prises avec des troubles du sommeil.

Association entre troubles du sommeil et troubles psychologiques
En guise de complément à ces articles, j’aimerais aborder deux éléments qui touchent la prise en charge des troubles du sommeil d’une personne par un psychologue et m’apparaissent particulièrement importants. D’abord, même si les troubles du sommeil peuvent se manifester comme entité clinique principale, ils sont souvent comorbides à un autre trouble psychologique, notamment le trouble d’anxiété généralisée, la dépression majeure, la maladie bipolaire et le trouble de stress post-traumatique. À titre d’exemple, les taux de comorbidité entre l’insomnie et l’anxiété ou la dépression sont de 40 % à 50 % (Pearson, Johnson et Nahin, 2006). Comme nous l’indique l’article de Belleville et ses collègues dans ce numéro, la relation entre les perturbations du sommeil et ces différentes entités est souvent de nature bidirectionnelle. D’une part, les difficultés de sommeil font partie de la constellation de symptômes de plusieurs troubles psychologiques; par exemple, l’insomnie est présente chez plus de 80 % des personnes atteintes de dépression majeure et le cauchemar est une caractéristique centrale au trouble de stress post-traumatique (Morin et al., 2006). D’autre part, le trouble psychologique peut également être conséquent à un trouble du sommeil; plusieurs études longitudinales ont démontré que l’insomnie chronique, par exemple, accentue les risques de développer un trouble anxieux, dépressif ou un abus de substances, et ce, même chez une personne sans antécédent (Hertenstein et al., 2019). Il n’est pas rare, en effet, qu’un client rapporte avoir développé des symptômes de dépression résultant de perturbations chroniques du sommeil et de leurs nombreuses séquelles diurnes (fatigue, dysphorie, etc.). Par ailleurs, les difficultés de sommeil représentent le symptôme résiduel le plus fréquent chez les personnes traitées avec succès pour une dépression majeure, et la persistance de ces difficultés augmente les risques de rechute de dépression (Nierenberg et al., 1999). Ces éléments mettent en lumière toute l’importance de traiter directement les difficultés de sommeil, même lorsqu’elles se présentent en contexte de comorbidité avec un autre trouble. Compte tenu de cette relation bidirectionnelle, le psychologue se doit d’être prudent avant de conclure que les difficultés de sommeil sont secondaires à un autre trouble psychologique ou médical (par exemple la douleur chronique) et qu’elles ne peuvent être traitées adéquatement.

Tenant compte de ces nouvelles données, il y a eu un changement de paradigme important dans la conceptualisation nosologique de l’insomnie entre le DSM-IV et le DSM-V. En effet, le DSM-V ne fait plus de distinction entre insomnie primaire et insomnie secondaire, d’une part, parce qu’il est souvent impossible de déterminer ce qui est primaire et secondaire et, d’autre part, parce que les cliniciens avaient tendance à ignorer le trouble de sommeil en présumant qu’un traitement du trouble principal (habituellement la dépression) allait nécessairement régler le problème de sommeil. Conséquemment, l’insomnie était souvent jugée secondaire à un autre trouble et était rarement traitée. Les études cliniques ont aussi démontré qu’en présence d’un trouble d’insomnie comorbide à une dépression ou à un trouble anxieux, le traitement ciblant les deux conditions produira une bien meilleure réponse thérapeutique qu’un traitement ciblant uniquement la condition psychologique (Manber et al., 2008).

Inconfort du psychologue à prendre en charge la plainte de sommeil
Certains psychologues ne sont pas très à l’aise avec la prise en charge d’un trouble du sommeil, même s’il s’agit d’un problème aussi répandu que l’insomnie. Cet inconfort pourrait relever, du moins en partie, du manque de formation sur cette problématique plus spécifiquement. Pourtant, les psychologues ont à leur disposition, dans la littérature scientifique, des rapports d’interventions qui ont fait leurs preuves, non seulement pour l’insomnie chez l’adulte, mais également pour d’autres troubles du sommeil, notamment les cauchemars.

Même si les approches psychologiques sont reconnues par différentes associations professionnelles comme traitement de choix pour au moins deux troubles du sommeil (insomnie et cauchemars), il y a un important débalancement entre les besoins et la disponibilité d’expertise pour ce type de problématique. Il en résulte que la majorité des personnes souffrant d’insomnie se voient prescrire des médicaments ou ne sont pas traitées du tout. Les psychologues qui souhaiteraient développer une expertise pour ce type de problématique sont encouragés à consulter des organisations comme la Société canadienne du sommeil et la Society of Behavioral Sleep Medicine, qui offrent périodiquement des formations à l’intention des psychologues et autres intervenants en santé mentale. Pour ceux et celles qui ont déjà l'expertise, il importe de faire connaître leur offre de services, particulièrement auprès des omnipraticiens, car c’est souvent la première ressource professionnelle consultée par les patients pour un problème de sommeil; toutefois, le médecin est souvent à court de ressources ou d’expertise en matière d’intervention psychologique pour un problème comme l’insomnie et, par défaut, s’en remettra à une prescription de médications même si ce n’est pas nécessairement le traitement souhaité. Dans ce contexte, il n’est pas rare pour les psychologues de recevoir un client qui prend déjà des somnifères et qui souhaiterait en faire le sevrage. Il sera donc important de travailler en collaboration avec le médecin traitant et le pharmacien afin de faciliter ce processus de sevrage et d’optimiser la prise en charge de clients avec certains troubles du sommeil.

En conclusion, les problèmes de sommeil font souvent partie du tableau clinique en consultation psychologique. Compte tenu de l’impact négatif de ces problèmes sur la santé mentale et de la disponibilité de traitements efficaces, le psychologue aurait tout avantage à évaluer le sommeil, un signe vital de la santé psychologique, et à intervenir lorsque nécessaire.
 

Bibliographie

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Manber, R., Edinger, J. D., Gress, J. L., San Pedro-Salcedo, M. G., Kuo, T. F. et Kalista, T. (2008). Cognitive behavioral therapy for insomnia enhances depression outcome in patients with comorbid major depressive disorder and insomnia. Sleep, 31(4), 489-495. Repéré à : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/entrez/query.fcgi?cmd=Retrieve&db=PubMed&dopt=Citation&list_uids=18457236

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Morin, C. M., Jarrin, D. C., Ivers, H., Merette, C., LeBlanc, M. et Savard, J. (2020). Incidence, persistence, and remission rates of insomnia over 5 years. JAMA Network Open, 3(11), e2018782. doi:10.1001/jamanetworkopen.2020.18782

Nierenberg, A. A., Keefe, B. R., Leslie, V. C., Alpert, J. E., Pava, J. A., Worthington 3rd, J. J., Rosenbaum, J. F. et Fava, M. (1999). Residual symptoms in depressed patients who respond acutely to fluoxetine. The Journal of Clinical Psychiatry, 60(4), 221-225. Repéré à : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/entrez/query.fcgi?cmd=Retrieve&db=PubMed&dopt=Citation&list_uids=10221281

Pearson, N. J., Johnson, L. L. et Nahin, R. L. (2006). Insomnia, trouble sleeping, and complementary and alternative medicine: Analysis of the 2002 national health interview survey data. Archives of Internal Medicine, 166(16), 1775-1782. doi:10.1001/archinte.166.16.1775

Qaseem, A., Kansagara, D., Forciea, M. A., Cooke, M. et Denberg, T. D. (2016). Management of chronic insomnia disorder in adults: A clinical practice guideline from the American College of Physicians. Annals of Internal Medicine, 165, 125-133. doi:10.7326/M15-2175

Riemann, D., Baglioni, C., Bassetti, C., Bjorvatn, B., Dolenc Groselj, L., Ellis, J. G., Espie, C. A. Garcia-Borreguero, D., Gjerstad, M., Gonçalves, M., Hertenstein, E., Jansson-Fröjmark, M., Jennum, P. J., Leger, D., Nissen, C., Parrino, L., Paunio, T., Pevernagie, D., Johan Verbraecken,... Spiegelhalder, K. (2017). European guideline for the diagnosis and treatment of insomnia. Journal of Sleep Research, 26(6), 675-700. doi:10.1111/jsr.12594