La peur de la récidive du cancer : comment vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête?
Dre Aude Caplette-Gingras, psychologue
La Dre Caplette-Gingras est psychologue clinicienne au Centre des maladies du sein Deschênes-Fabia (Hôpital Saint-Sacrement, CHU de Québec–Université Laval) et chercheuse associée au Centre de recherche du CHU de Québec–Université Laval.
Dre Lucie Casault, psychologue
La Dre Casault est psychologue clinicienne spécialisée en oncologie au sein de l’équipe suprarégionale d’oncologie psychosociale et spirituelle de L’Hôtel-Dieu de Québec (CHU de Québec–Université Laval) ainsi que professeure de clinique à l’Université Laval.
Dre Marie-Hélène Savard, psychologue
La Dre Savard est psychologue clinicienne et a été professionnelle de recherche au Centre de recherche du CHU de Québec–Université Laval et au Centre de recherche sur le cancer de l’Université Laval. Elle agit maintenant comme psychologue à la clinique Parcours Santé de Lévis.
Dre Josée Savard, psychologue
La Dre Savard est professeure titulaire de psychologie à l’Université Laval et chercheuse au Centre de recherche du CHU de Québec–Université Laval et au Centre de recherche sur le cancer de l’Université Laval. Ses recherches portent sur les aspects psychologiques du cancer.
Selon les plus récentes statistiques, environ deux Canadiens sur cinq développeront un cancer au cours de leur vie (Institut national du cancer du Canada, 2015). L’incidence de cette maladie augmente d’année en année, mais heureusement de plus en plus de patients y survivent, et ce, grâce à l’amélioration du dépistage et des traitements oncologiques. Néanmoins, plusieurs enjeux psychosociaux découlent de cette réalité, dont la gestion des effets tardifs et à long terme des traitements, de même que l’incertitude liée à un éventuel retour de la maladie.
Définition et prévalence
La peur de la récidive du cancer (PRC) se définit comme : « la peur ou l’inquiétude que le cancer revienne ou progresse dans le même organe ou dans une autre partie du corps » (Vickberg, 2003). Il n’est pas rare d’entendre les patients utiliser l’expression « avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête » lorsqu’ils envisagent leur avenir après un épisode de soins pour le cancer. Cette expression réfère à un danger, à un risque constant qui peut frapper à tout moment.
Puisqu’il est impossible de prédire qui guérira ou non de cette maladie et qui aura ou non une récidive, la PRC est sans contredit l’un des enjeux les plus fréquents dans la population oncologique. Cette crainte peut se manifester durant et après la trajectoire de soins. Les taux de prévalence de la PRC varient grandement selon les études (de 39 à 97 %), et ce, en fonction des mesures et définitions utilisées (Simard et coll., 2013). Bien que de nombreux patients doivent composer avec cette peur à différents degrés, il importe de s’attarder à ceux qui présentent un niveau clinique de PRC et qui, conséquemment, tireraient profit d’une intervention psychologique. De 42 à 70 % des patients présentent un niveau clinique de PRC (Jefford et coll., 2008; Sanson-Fisher et coll., 2000; Savard et Ivers, 2013), tel que défini par une cote de 13 ou plus à la sous-échelle de sévérité de l’Inventaire de la peur de la récidive (IPRC; Simard et Savard, 2008). Cet outil a été développé et validé auprès de la population québécoise afin de mesurer les aspects multidimensionnels de la PRC.
Les patients plus jeunes, ayant des enfants en bas âge et présentant plusieurs effets secondaires ou symptômes, tels que la fatigue et la douleur (Herschbach et Dinkel, 2014), seraient plus à risque. Étonnamment, l’intensité de la PRC n’est pas proportionnelle au risque réel de récidive. Ainsi, un pronostic moins favorable ne sera pas nécessairement associé à une PRC plus élevée et vice versa.
Impacts de la PRC
Lorsqu’elle n’est pas traitée, ce qui est souvent le cas, la PRC peut perdurer des mois, voire des années, affectant de manière importante le fonctionnement quotidien et la qualité de vie des patients. Spécifiquement, une crainte de récidive élevée est associée à des niveaux plus élevés de détresse psychologique (ex. : anxiété, dépression) et d’intrusions cognitives (Koch, Jansen, Brenner et Arndt, 2012; Simard, Savard et Ivers, 2010). De plus, du point de vue de la santé publique, la PRC engendre une forte utilisation des soins de santé et une augmentation des coûts qui y sont associés (Lebel, Tomei, Feldstain, Beattie et McCallum, 2013; Thewes et coll., 2012).
Thérapie de groupe
Peu d’interventions ont été conçues pour traiter la PRC spécifiquement. Compte tenu des ressources limitées des milieux cliniques, nous avons développé une intervention de groupe manualisée. Le traitement, offert en quatre séances de deux heures, est basé sur les préceptes de la thérapie cognitive-comportementale fondés empiriquement pour le traitement des troubles anxieux. Il est maintenant offert sur une base régulière à L’Hôtel-Dieu de Québec et l’Hôpital du Saint-Sacrement (CHU de Québec–Université Laval). Les participants reçoivent un manuel décrivant l’essentiel de l’intervention, largement inspiré d’un livre d’auto-traitement publié par l’une des auteures (Savard, 2010). Des exercices individuels à réaliser à la maison sont également suggérés à chaque séance.
Les lignes qui suivent décrivent le modèle théorique qui sous-tend cette intervention, ainsi que ses principales composantes.
Modèle théorique
Nous avons développé un modèle théorique afin d’illustrer les facteurs prédisposants, précipitants et de maintien de la PRC qui sont ciblés dans l’intervention (figure 1). Le modèle décrit notamment comment certains indices internes (ex. : une douleur) et externes (ex. : un rendez-vous médical) peuvent être interprétés comme une possible récidive. Ces interprétations sont également influencées par le niveau de connaissance de la personne sur le cancer en général et sur sa propre maladie. L’interprétation catastrophique de ces indices (ex. : « J’ai mal à la tête, donc j’ai des métastases cérébrales ») est illustrée au centre du modèle. Ces interprétations vont générer des émotions négatives, telles que l’anxiété et la tristesse. Afin de les diminuer, la personne mettra alors en place des stratégies, souvent inefficaces ( ex. : l’évitement), qui permettront de réduire l’inconfort à court terme, mais qui maintiendront la PRC à long terme (Stanton, Danoff-Burg et Huggins, 2002). Un autre facteur qui influence la PRC et constitue aussi une cible thérapeutique est l’intolérance à l’incertitude, représentée en arrière-plan dans le modèle.
Figure 1. Modèle explicatif de la peur de récidive de cancer
Croyances erronées envers le cancer
Plusieurs fausses croyances sont largement véhiculées dans la population en général et sont endossées par de nombreux patients atteints de cancer. Les données de recherche indiquant que l’adoption de ces croyances est associée à une augmentation de la détresse psychologique (Corter, Findlay, Broom, Porter et Petrie, 2012; Pedersen, Rossen, Olesen, von der Maase et Vedsted, 2012), il est apparu essentiel de les aborder dans le cadre de l’intervention.
Le stress cause-t-il le cancer? D’abord, la croyance populaire à l’effet que le stress ou d’autres facteurs psychologiques comme un traumatisme ou des émotions refoulées puissent causer le cancer est remise en question. Cette théorie est attrayante, car elle donne une certaine impression de contrôle, la personne croyant que si elle réussit à gérer son stress, elle diminuera son risque de récidive. Toutefois, elle peut aussi générer de forts sentiments de culpabilité (« C’est ma faute si j’ai un cancer »; « Ce sera ma faute si j’ai une récidive »). Un modèle multifactoriel de l’étiologie du cancer incluant les facteurs de risque du cancer établis (ex. : le tabagisme, les facteurs hormonaux) est discuté. Ce modèle illustre aussi que de nombreuses causes du cancer sont toujours inconnues et qu’il serait simpliste de tenter d’en identifier une seule, surtout une cause psychologique ayant peu de fondement scientifique.
La pensée positive guérit-elle le cancer? Le mythe au sujet de l’effet curatif de la pensée positive est également abordé, toujours en discutant de l’absence de preuve scientifique solide appuyant cette croyance. Cette fausse croyance est largement répandue et même encouragée par de nombreux livres de psychologie populaire suggérant l’autoguérison du cancer par la pensée. Nous présentons une figure illustrant la « tyrannie de la pensée positive » (figure 2), un concept introduit par Holland et Lewis (2001). La figure montre le cercle vicieux qui peut s’installer chez les personnes croyant qu’une attitude et des pensées positives augmenteront leurs chances de guérir du cancer. Ces personnes ressentent une forte pression à demeurer positives en tout temps, et conséquemment, risquent de se sentir coupables et anxieuses dès qu’elles ressentent une émotion négative (« Je n’ai pas la bonne attitude pour guérir »), ce qui est pourtant tout à fait normal! Ainsi, plus la personne tente de rester positive, moins elle y parvient.
Nous abordons aussi cette idée bien ancrée dans la population en général que les patients doivent combattre leur cancer. Bien que cette idée donne aussi aux patients une impression de contrôle, elle peut avoir des conséquences négatives. Car qui dit combat, dit gagnant, mais peut aussi vouloir dire perdant. Combien de fois voyons-nous dans les médias que telle célébrité a « perdu son combat contre le cancer », comme si la personne était entièrement responsable de l’évolution de celui-ci! De plus, que veut dire cette image au juste? Encore une fois, elle nous renvoie à l’idée que l’attitude de la personne a un rôle déterminant dans sa guérison, une croyance erronée. Nous suggérons aux patients de viser à s’adapter le mieux possible au cancer plutôt qu’à le combattre.
Figure 2. Cercle vicieux de la pensée positive
Source : Savard, J. (2010). Faire face au cancer avec la pensée réaliste. Montréal, Québec : Flammarion Québec.
Optimisme réaliste
La pensée réaliste (Savard, 2010) est présentée comme une alternative à la pensée positive, se basant sur les principes de la restructuration cognitive qui vise à amener la personne qui présente des pensées négatives à identifier des pensées plus réalistes (A. Beck et Emery, 1985; A. T. Beck, 1991; J. S. Beck, 1995). Les pensées sont présentées sur un continuum allant des pensées positives (ou voir sa situation à travers des lunettes roses) aux pensées négatives (ou lunettes noires). Au centre du continuum se situe la pensée réaliste, qui consiste à voir la situation telle qu’elle est, tant avec ses aspects négatifs que positifs. En somme, la pensée réaliste correspond à porter des lunettes claires. Vis-à-vis d’une situation donnée, les patients sont encouragés à considérer tous les scénarios possibles tout en espérant que le meilleur survienne, ce que nous appelons aussi l’optimisme réaliste. Des vignettes cliniques sont présentées afin que les participants voient concrètement comment cette technique peut s’appliquer à leur réalité.
Intolérance à l’incertitude
L’expérience du cancer est caractérisée par une importante part d’incertitude. Même pour les cancers ayant un bon pronostic, le risque de récidive n’est jamais nul. Cette réalité peut être particulièrement difficile à vivre pour les personnes intolérantes à l’incertitude, qui auront plus souvent tendance à interpréter de manière catastrophique les indices internes et externes au sujet du cancer et à adopter des stratégies d’adaptation inefficaces (ex. : l’évitement, la recherche de réassurance). L’objectif de ces stratégies auto-initiées est en général de réduire au minimum le niveau d’incertitude en tentant de se convaincre que tout ira bien ou en tentant d’y penser le moins possible. Comme il est impossible d’augmenter la certitude qu’une récidive ne surviendra jamais, nous amenons plutôt les participants à augmenter leur tolérance à cette incertitude.
Évitement comportemental et cognitif
Plusieurs patients se sentant anxieux lorsqu’ils pensent à la possibilité d’une récidive de cancer vont tenter d’éviter le plus possible les situations qui provoquent ces pensées (ex. : lire la rubrique nécrologique, regarder une émission de télévision sur le cancer) ou de chasser carrément ces pensées. Cette stratégie peut apparaître comme une réaction logique : « Cette pensée me rend anxieux, donc il faut que je l’évite. » Cependant, il est très difficile d’éviter toute pensée au sujet du cancer. Dans des cas plus rares, la personne pourra même adopter des comportements d’évitement néfastes pour sa santé, comme repousser certains examens médicaux. Le cercle vicieux de l’évitement et les courbes d’habituation, fréquemment utilisés dans le traitement cognitif-comportemental des troubles anxieux, sont présentés et illustrés par un cas clinique. Il est proposé aux participants de s’exposer graduellement aux situations qu’ils ont tendance à éviter afin d’expérimenter le phénomène de l’habituation (plus je m’expose, moins je suis anxieux).
Un exercice de suppression des pensées est aussi proposé (l’exercice du chameau ou white-bear exercise) afin de démontrer à quel point il est difficile d’éviter de penser à quelque chose. Comme la pensée chassée reviendra inévitablement, l’évitement cognitif est non seulement inefficace à long terme, mais aussi épuisant. Il est plutôt suggéré de tenter de tolérer les pensées négatives en relativisant leur importance (après tout, ce n’est qu’une pensée parmi d’autres) et d’utiliser la restructuration cognitive afin de trouver des pensées plus réalistes.
Recherche de réassurance
Les patients qui présentent une PRC élevée ont souvent tendance à chercher à être rassurés afin d’éliminer tout doute possible quant au risque de récidive. Bien sûr, porter attention aux signes d’évolution et consulter en cas de symptôme sérieux est une bonne pratique. Cependant, les comportements excessifs, comme s’auto-examiner à outrance, questionner à répétition le personnel médical au sujet d’un même symptôme, insister pour avoir des examens supplémentaires, constituent une autre forme d’évitement qui maintient la PRC à long terme. Tout comme l’évitement, chercher à être rassuré amène un bien-être immédiat, mais dès que le doute revient, l’anxiété augmente à nouveau.
D’autres changements de comportement peuvent aussi avoir cette fonction, comme suivre une diète très stricte ou faire de l’exercice ou des techniques de visualisation selon un horaire fixe. Bien qu’il s’agisse de saines habitudes de vie, ces comportements peuvent devenir excessifs (ex. : ne jamais manger de malbouffe, s’astreindre à un horaire rigide d’exercice) et être associés à beaucoup d’anxiété et de culpabilité dès que l’objectif, souvent irréaliste, n’est pas atteint (« Je ne mange pas assez bien, mon cancer va revenir »). Comme le cancer est multifactoriel, même une personne ayant des habitudes de santé « parfaites » n’a aucune garantie que son cancer ne reviendra jamais. Mieux vaut faire ces changements comportementaux d’abord et avant tout pour augmenter son bien-être personnel que dans le but d’éliminer tout risque de récidive, un objectif inatteignable.
Envisager une récidive possible et redéfinir ses objectifs de vie
À la dernière séance, nous invitons les participants à envisager la possibilité d’une récidive de cancer comme un scénario réaliste parmi d’autres. Encore une fois, l’objectif est d’arriver à faire face à cette possibilité en la dédramatisant (plutôt que de tenter d’éviter d’y penser), tout en gardant l’espoir que cela n’arrivera pas. Une récidive de cancer n’est pas nécessairement fatale et d’autres options de traitement sont souvent possibles. Même pour un cancer métastatique incurable, il demeure parfois possible de vivre plusieurs années avec une bonne qualité de vie (ex. : sans effets secondaires invalidants).
Malheureusement, il n’est pas rare de voir des survivants du cancer qui présentent une PRC élevée cesser d’avoir des objectifs de vie, de peur que le cancer ne les empêche de les réaliser, une attitude souvent associée à une humeur dépressive (Dickson et Moberly, 2013; Johnson, Carver et Fulford, 2010; Watkins, 2011). Quoi de plus déprimant que de vivre au jour le jour? Même une personne en parfaite santé n’a pas la certitude qu’elle atteindra ses buts. Les objectifs de vie donnent une raison de vivre au quotidien et il n’est pas essentiel d’être certain de les réaliser pour bénéficier de leur effet positif. Nous encourageons donc les patients à redéfinir leurs objectifs de vie à court, moyen et long terme, et ce, peu importe leur pronostic.
Conclusion
Jusqu’à maintenant, 38 participants ont reçu cette intervention de groupe dans notre milieu (CHU de Québec–Université Laval) et rempli des questionnaires avant la première séance et un mois après la dernière. Les résultats préliminaires suggèrent une diminution importante de la PRC, ainsi que de plusieurs autres symptômes (insomnie, détresse psychologique, croyances dysfonctionnelles envers le cancer, intolérance à l’incertitude) suivant l’intervention (Savard, Savard, Caplette-Gingras, Casault et Camateros, soumis). Dans l’ensemble, les participants se sont montrés très satisfaits de l’intervention reçue. Ces résultats prometteurs suggèrent qu’une intervention minimale, peu coûteuse et facile à implanter dans les milieux peut être suffisante et efficace pour une grande proportion de patients.
Bibliographie
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