Vers une culture de bienveillance : l’exemple du réseau des alliés pour la santé psychologique au travail
Martin Lauzier, psychologue
Professeur en gestion des ressources humaines à l’Université du Québec en Outaouais (UQO), il dirige la Chaire Addoceo sur le développement des ressources humaines en santé à l’Institut du savoir Montfort.
Caroline Nicolas, psychologue
Titulaire d’un doctorat en psychologie (Ph. D.) et psychologue en France, elle est chercheure en psychologie du travail et a été postdoctorante au Centre d’études et de recherches en psychologie industrielle et comportement organisationnel à l’UQO.
Mélina Andronicos, psychologue
Elle travaille au Service de médecine des addictions du Centre hospitalier universitaire vaudois, en Suisse, comme cheffe de projet de prévention, recherche et formation.
Dre Monique Séguin, psychologue
Professeure en psychologie à l’UQO, elle est chercheure au Groupe McGill d’étude sur le suicide et au Réseau québécois de recherche sur le suicide, la dépression et les troubles associés.
Avec la pandémie de la COVID-19, les organisations et les travailleurs ont été contraints de s’adapter très rapidement à des exigences inattendues, variées et changeantes (Darouei et Pluut, 2021 ; Wang et al., 2020). Ces derniers ont parfois fourni de gros efforts sur les plans émotif et professionnel dans un contexte déjà anxiogène (Troll et al., 2021). Si nombreux sont ceux à avoir su et pu s’adapter assez confortablement, certains ont souffert de détresse psychologique. À cet égard, l’on relève que la prévalence à l’échelle mondiale des troubles dépressifs et anxieux a augmenté de 25 % la première année de la pandémie (Organisation mondiale de la santé [OMS], 2022a). Au Québec, l’Enquête québécoise sur la santé de la population (EQSP) 2020-2021 révèle que la pandémie a accru la solitude, les inquiétudes et la détresse psychologique (Institut de la statistique du Québec, 2021). Les professionnels peuvent être touchés par la détresse psychologique, qu’ils aient ou pas contracté le virus ; ainsi, au Québec, les travailleurs de la santé atteints par le virus en deuxième vague rapportent pour près de la moitié (48,1 %) une détresse psychologique entre élevée et très élevée, et le pourcentage grimpe à 55,9 % parmi ceux n’ayant pas été atteints (Pelletier, 2021). Par ailleurs, en raison de la saturation des services de santé et de la perturbation des soins dispensés en santé psychologique (parfois réorganisés à distance), la pandémie a pu restreindre l’accès à des soins (OMS, 2022ab).
Favoriser une culture de bienveillance
La préservation du bien-être psychologique des travailleurs constitue un enjeu important pour toute organisation (Gilbert et al., 2017 ; Memish et al., 2017). Aujourd’hui, pour une réappropriation saine des milieux de travail, les organisations sont amenées à mettre en œuvre des stratégies de bienveillance tournées vers la compréhension et l’empathie. Ces stratégies favorisent les comportements prosociaux entre les travailleurs, c’est-à-dire qu’ils ne sont liés ni au système de récompense ni aux postes occupés, et qu’ils permettent à l’organisation de fonctionner (Bernaud et al., 2021), notamment l’entraide. Ce texte discute des origines, des fondements et des conditions nécessaires au bon déploiement d’une stratégie de prévention inspirée de la psychologie clinique et de la suicidologie (Hawgood et al., 2021 ; Lipson, 2014 ; Mann et al., 2005 ; Yonemoto et al., 2019). Cela concerne l’établissement d’un réseau d’alliés pour la santé psychologique au travail ; (comme fait présentement à l’UQO). Selon une logique préventive, cette stratégie a pour principal objectif de faciliter le repérage de travailleurs vivant de la détresse psychologique et de les guider rapidement vers des services professionnels adaptés.
Bien naturellement, cette stratégie doit être intégrée à une approche globale à laquelle s’ajoutent d’autres actions simples et spécifiques, comme des formations offertes aux membres de l’organisation (par exemple pour la prévention de conflits) ou des politiques déjà existantes (par exemple pour la gestion de l’assiduité au travail), lesquelles visent à promouvoir la santé et le bien-être au travail (Goetzel et al., 2014). La mise en œuvre d’un réseau d’alliés doit répondre à certaines conditions, notamment déployer des actions qui réduisent les facteurs de risque et augmentent les facteurs de protection, ainsi qu’inclure des actions individuelles ou organisationnelles (Memish et al., 2017). Bien que la description d’une approche plus complète dépasse le cadre de cet article, l’exemple du réseau des alliés pour la santé psychologique au travail répond à plusieurs de ces critères tout en permettant une synergie avec d’autres pratiques.
Origines et fondements
Le réseau des alliés pour la santé psychologique au travail (aussi parfois appelé « réseau des sentinelles ») s’inspire de travaux issus de la prise en charge de personnes en souffrance (Mann et al., 2005) et plus particulièrement d’initiatives visant à prévenir le suicide (Isaac et al., 2009). Le terme sentinelle est utilisé initialement dans le vocabulaire militaire et signifie « entendre ». Repris dans plusieurs domaines, il indique le rôle tenu par une personne de relais entre le danger que constitue une forme de détresse psychologique et les ressources disponibles pour une personne souffrante. La personne dite sentinelle est ainsi un employé qui s’est engagé (bénévolement) pour contribuer activement à aider les personnes évoluant dans le même milieu qu’elle et qui peut également vivre de la souffrance ou de la détresse psychologique. Être sentinelle nécessite une courte formation, qui se tient sur quelques jours, portant spécifiquement sur les facteurs de risque pouvant conduire à un état de détresse ou de conduites suicidaires pour repérer une personne présentant des difficultés et l’orienter vers les bonnes ressources ou les bons services (que ceux-ci se trouvent à l’intérieur ou à l’extérieur de l’organisation).
Quelques conditions essentielles
La mise en œuvre d’un réseau des alliés pour la santé psychologique au travail constitue une stratégie simple et peu complexe en ce qui a trait à la logistique ou aux ressources à investir. Son efficacité se voit toutefois tributaire d’un certain nombre de conditions pouvant faciliter son implantation dans les milieux, à savoir : (a) le soutien organisationnel, (b) le repérage et l’activation des services de soutien, (c) le développement des compétences des sentinelles et (d) la mobilisation.
Le soutien organisationnel. Une première condition essentielle au bon déploiement d’une telle stratégie tient naturellement à l’obtention d’un appui clair et visible de la direction de l’organisation. Les travaux sont nombreux à reconnaître l’apport indéniable du soutien de la direction à l’implantation d’initiatives semblables (Collerette et al., 2021 ; Passey et al., 2018a, 2018b). Appuyés du service de ressources humaines, des personnes responsables de la santé et sécurité au travail ou encore des programmes ou services d’aide aux employés (PAE ou SAE), les dirigeants peuvent aider à faciliter la bonne mise en place du réseau au moyen de communiqués, de représentations auprès des membres de l’organisation ou d’autres actions symboliques (par exemple en désignant des alliés à l’interne pour piloter une telle initiative).
Le repérage et l’activation des services de soutien. Une autre condition essentielle tient au bon repérage des services de santé existant dans la communauté, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur de l’organisation, et que ceux-ci soient mobilisés en tant que partenaires actifs du réseau. Pour ce faire, il importe d’établir des corridors de services privilégiés avec des professionnels ou services préidentifiés. En effet, comme préalable à l’implantation du réseau, il peut s’avérer utile de cartographier les services existants, et ce, tant en ce qui a trait à la quantité (c’est-à-dire la diversité des services et leur potentiel pour soutenir des personnes vivant différentes situations) qu’à la qualité (c’est-à-dire la capacité pour ces services à soutenir des cas plus lourds ou plus complexes). Ce travail de repérage nécessite également que des ressources de l’organisation soient dévolues à la bonne coordination du réseau, et ce, afin de prévenir les risques d’affaissement. À ce titre, la désignation d’un coordonnateur à l’interne peut aider à limiter de tels risques. Plus concrètement, lorsqu’un travailleur est effectivement repéré par une personne sentinelle, le coordonnateur doit s’assurer de faire un suivi auprès dudit travailleur, de l’orienter vers les services et les ressources et de lui faire part d’une autre forme de soutien si la prise en charge n’est pas imminente.
Le développement des compétences des sentinelles. La formation des membres du réseau est une condition centrale afin que ceux-ci puissent tenir leur rôle, soit celui d’agir en tant que baromètres afin que soient repérées plus facilement les personnes souffrantes ou en détresse, et ce, sans que les sentinelles aient à porter le fardeau de la prise en charge et sans que le mieux-être de leurs collègues ne devienne leur propre responsabilité. L’efficacité de telles initiatives de formation a déjà été établie en milieu hospitalier. Notamment, il a été montré que les connaissances et les attitudes acquises par les personnes formées à devenir sentinelles tendent à s’intégrer correctement et à rehausser leurs capacités à détecter différents signaux dans leur environnement (Cross et al., 2007). Le contenu de la formation doit demeurer flexible et pouvoir être ajusté selon les caractéristiques de chaque organisation. De façon générale, celle-ci doit permettre : (a) d’acquérir les savoirs théoriques et pratiques sur la santé mentale, et ce, afin de pouvoir bien repérer les signaux de détresse chez un collègue (par exemple l’isolement volontaire, une réaction forte à un conflit, l’addiction, etc.), (b) de maîtriser les méthodes pour aborder et échanger convenablement avec une personne en souffrance (par exemple, l’écouter, choisir des mots de soutien dans le non-jugement) et de comprendre les principes entourant leur mission dans l’organisation, notamment le fait que l’employé en souffrance doit avoir la volonté de se faire accompagner, que l’aide apportée sera alors confidentielle et qu’il ne lui sera porté aucun préjudice en retour de cette aide (par exemple sur sa carrière), ainsi que (c) de déterminer les bonnes ressources pour guider la personne ensuite. Pour être efficaces, de telles formations doivent naturellement être encadrées et soutenues dans le temps (Holmes et al., 2021).
La mobilisation. La mobilisation constitue une autre condition essentielle à la vitalité d’une telle initiative. En mentionnant l’intérêt d’un tel réseau et en expliquant comment y participer activement, la communication doit aussi pouvoir mobiliser suffisamment de bénévoles pour qu’elle prenne effectivement forme et demeure active à long terme. Pour ce faire, la communication peut légitimement porter sur l’importance de construire ensemble une culture de bienveillance. Cette stratégie (c’est-à-dire le réseau des alliés) permet en effet d’habiliter les collègues qui le souhaitent à remplir de nouveaux rôles dans l’organisation en les rendant pleinement acteurs d’une démarche impulsée dans toute l’organisation. Elle invite donc à la participation de tous les travailleurs et favorise l’entraide en dehors des lignes hiérarchiques. D’ailleurs, œuvrer dans un milieu de travail proactif sur le plan de la gestion des difficultés de santé psychologique aurait une incidence positive sur le niveau de satisfaction des travailleurs (Abraham et al., 2021).
En conclusion
Pouvant se déployer facilement au sein d’une organisation, le réseau des alliés pour la santé psychologique constitue un moyen simple et pratique qui permet de soutenir les efforts organisationnels visant à maintenir, à préserver et à promouvoir l’établissement d’une culture de bienveillance. Parce qu’elle permet de repérer les personnes susceptibles de vivre de la détresse, cette stratégie a le potentiel de favoriser la santé psychologique et la satisfaction des travailleurs. Par ailleurs, eu égard aux modifications dans le travail concernant la pandémie, certaines organisations pourraient être appelées prochainement à modifier leurs conditions de travail et à mieux structurer le télétravail. De tels changements pourraient nourrir des réflexions quant à la meilleure façon d’offrir l’accès à des alliés de la santé psychologique en mode virtuel en rendant ce service accessible également aux télétravailleurs.
Bibliographie
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