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Trouble lié à l’usage d’alcool et troubles cognitifs : défis et pistes cliniques

Véronique Desbaumes JodoinDre Véronique Desbeaumes Jodoin, psychologue
Neuropsychologue œuvrant au Service des toxicomanies et de médecine urbaine (CCSMTL), elle se spécialise dans l’évaluation cognitive des patients souffrant de trouble d’usage de substances. Elle coordonne également des projets de recherche à l’Unité de neuromodulation psychiatrique du CHUM.

 

Catherine DugasCatherine Dugas
Ergothérapeute détentrice d’une maîtrise professionnelle en ergothérapie et étudiante au diplôme d’études professionnelles approfondies en ergothérapie de l’Université de Montréal, elle pratique comme clinicienne au Service des toxicomanies et de médecine urbaine (CCSMTL) et collabore au programme d’enseignement de l’ergothérapie à l’Université de Montréal.
 


Selon l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (ESCC) [Statistique Canada, 2017], 81 % des Québécois(es) de 12 ans et plus avaient consommé de l’alcool au moins une fois au cours de la dernière année, et jusqu’à 27 % des Québécois(es) buvant de l’alcool rapportaient une consommation d’alcool abusive, c’est-à-dire une consommation de cinq verres ou plus par occasion, au moins une fois par mois dans l’année précédente. La consommation chronique ou excessive d’alcool est liée à des changements cérébraux, incluant de l’atrophie cérébrale et des troubles neurocognitifs majeurs (Monte et Kril, 2014).

On estime qu’environ 30 à 80 % des personnes souffrant d’un trouble lié à l’usage d’alcool présentent des déficits cognitifs (Fein et al., 1990). Différents mécanismes potentiels sont impliqués dans l’apparition des troubles cognitifs liés à la consommation d’alcool, entre autres l’effet neurotoxique direct de l’alcool, le stress oxydatif lié au métabolisme de l’alcool et les dommages mitochondriaux lors de la métabolisation de l’alcool par le foie. Sur le plan cérébral, les études d’imagerie fonctionnelle montrent chez les personnes souffrant d’un trouble lié à l’usage d’alcool, en comparaison avec des sujets ne consommant pas d’alcool, des différences d’activation dans le cortex frontal, le cortex cingulaire, le thalamus, les hippocampes, les corps mamillaires, le striatum et le cervelet (Mann et al., 2001; Oscar-Berman et al., 2014).

Les fonctions cognitives principales qui sont touchées par la consommation d’alcool sont les fonctions exécutives, les fonctions mnésiques et la vitesse de traitement de l’information (Bates et al., 2002; Crowe et al., 2018). Chez les consommateurs chroniques d’alcool, toutes les fonctions cognitives peuvent être affectées à un certain degré, et l’on observe souvent une hétérogénéité importante des profils d’atteinte (Stavro et al., 2013). D’autres facteurs peuvent également participer à aggraver le profil et la sévérité des troubles cognitifs chez la personne souffrant d’un trouble lié à l’usage d’alcool, entre autres les habitudes de vie inadaptées (la malnutrition, le tabagisme, la non-observance à la médication, la sédentarité, etc.), les spécificités de la consommation (chronicité, dose, polytoxicomanie, etc.) et finalement la présence d’antécédents de traumatismes crâniens ou de troubles psychiatriques comorbides.

Pendant la période aiguë de sevrage alcoolique, les personnes peuvent parfois montrer de la confusion (date, lieu, personne) ainsi qu’une diminution de la capacité d’encodage de l’information. Une fois la période de sevrage terminée, l’impact fonctionnel des troubles exécutifs s’observe souvent par des difficultés de l’organisation, de la planification, de l’inhibition et de la flexibilité mentale, surtout dans des tâches nouvelles ou complexes, avec résolution de problème, comme par exemple la préparation des repas, les démarches administratives ou encore la gestion financière. Les difficultés mnésiques associées au trouble lié à l’usage d’alcool sont généralement plutôt de l’ordre du trouble de la récupération de l’information. En effet, les personnes souffrant d’un trouble lié à l’usage d’alcool montrent une relative préservation de l’information encodée, mais en l’absence d’indices, elles montrent des difficultés importantes à récupérer cette information et peuvent confondre la chronologie de différents événements qui se sont réellement produits. Enfin, avec la consommation d’alcool chronique, on constate également un ralentissement de la vitesse de traitement de l’information, qui peut s’observer au quotidien dans toute tâche impliquant de la réactivité, notamment la conduite automobile.

Lorsque les troubles cognitifs perdurent après une période d’abstinence de plusieurs semaines, on peut alors poser un diagnostic. Le DSM-5 retient le diagnostic de troubles neurocognitifs persistants (TNC majeurs) ou réversibles (TNC légers). Parmi les troubles neurocognitifs persistants liés à l’alcool (mais pas forcément neurodégénératifs), on retrouve la démence alcoolique et le syndrome de Korsakoff, dont les critères diagnostiques stricts sont controversés. Les TNC majeurs liés à la consommation chronique d’alcool sont généralement plus précoces que d’autres types de démences, comme la maladie d’Alzheimer ou la démence vasculaire. Le trouble lié à l’usage d’alcool demeure néanmoins un facteur de risque d’apparition de tous les types de démences (Schwarzinger et al., 2018).

Raisonnablement, on ne devrait poser un diagnostic neurocognitif chez un patient souffrant de trouble lié à l’usage d’alcool qu’après plusieurs mois de sobriété. Dans le cas du syndrome de Wernicke-Korsakoff ou des troubles neurocognitifs majeurs liés à l’alcool, on parle souvent d’au moins 60 jours de sevrage alcoolique (Oslin et al., 1998). Néanmoins, il faut savoir que pour la plupart des patients souffrant d’un trouble lié à l’usage d’alcool et nécessitant une évaluation cognitive, les périodes de sobriété sont souvent de courte durée, de quelques semaines à quelques jours. Hors périodes de delirium et d’encéphalopathie, qui sont non compatibles avec une évaluation neuropsychologique, une période de sevrage d’alcool d’environ deux semaines peut quand même permettre d’avoir une estimation raisonnable du fonctionnement cognitif, bien qu’il soit préférable d’attendre plusieurs semaines pour pouvoir poser un diagnostic définitif (Fein et al., 1990).

Déterminer la présence ou l’absence des troubles cognitifs liés à la consommation d’alcool peut être complexe, pour des raisons liées aux patients eux-mêmes ainsi qu’au manque d’outils validés en tenant compte de la consommation de substances. En effet, les patients souffrant d’un trouble d’usage montrent généralement une tolérance diminuée à de longues évaluations. Leurs performances dans les tâches psychométriques pourraient être diminuées par un manque de tolérance à l’effort cognitif, une distractibilité accrue ou encore un manque de motivation pour des activités d’apparence scolaire (Moritz et al., 2018). Par ailleurs, les tests cognitifs les plus largement utilisés en clinique n’ont pas été conçus de façon à inclure les personnes présentant un trouble lié à l’usage d’alcool, et les scores seuils validés pour la population générale ne sont pas forcément applicables. En effet, en respectant de façon stricte les scores seuils, on risque d’obtenir un nombre significatif de faux positifs chez les personnes souffrant d’un trouble lié à l’usage d’alcool, leur score ne reflétant pas leurs capacités réelles dans les activités de la vie quotidienne et domestique. Bien qu’à notre connaissance aucune étude n’ait encore décrit les capacités résiduelles pour différentes activités de la vie quotidienne, il n’est pas rare d’observer dans le cadre de notre pratique une divergence entre la faible performance des personnes souffrant d’un trouble lié à l’usage d’alcool dans des tâches psychométriques et leurs capacités résiduelles dans les activités de la vie quotidienne et domestique.

Par conséquent, les méthodes traditionnelles d’évaluation cognitive sont difficilement applicables. Il est souvent nécessaire de limiter la durée de l’évaluation cognitive, d’utiliser des batteries cognitives courtes et flexibles, et même, dans le cas de patients peu collaborants, de se limiter à des outils de dépistage, en s’assurant d’intégrer leurs résultats aux analyses du dossier médical, de l’entrevue clinique et des observations faites dans le contexte de l’évaluation. Dans le cas du Montreal Cognitive Assessment (MoCA), qui est souvent utilisé comme outil rapide de détection pour les troubles neurocognitifs, Wester et ses collègues (2013) ont montré qu’un score de 23 ou 24 sur 30 serait plus adapté pour dépister la présence de troubles cognitifs significatifs chez les personnes souffrant d’un trouble lié à l’usage d’alcool, même s’il ne remplace pas une évaluation cognitive et fonctionnelle complète. Peu importe l’outil sélectionné, l’interprétation doit être faite en tenant compte de différents paramètres, dont l’état de l’usager (ex. : intoxiqué, en sevrage aigu, sevré), la période d’abstinence, la quantité d’alcool qui était consommée antérieurement et la durée de cette consommation, la prise de benzodiazépines ou d’autres substances, le parcours scolaire et d’emploi/l’occupation de l’usager ainsi que sa situation de vie actuelle (occupation, lieu d’habitation, itinérance).

De plus, l’interdisciplinarité, incluant l’évaluation en ergothérapie et en travail social, est souvent une aide nécessaire pour statuer sur la sévérité des troubles cognitifs observés chez les patients présentant un trouble lié à l’usage d’alcool. L’ergothérapeute identifie l’impact des difficultés cognitives sur la réalisation des activités quotidiennes et domestiques alors que le travailleur social donne une vision d’ensemble sur la situation psychosociale.

En conclusion, peut-on s’attendre à une amélioration cognitive à la suite de l’abstinence de consommation d’alcool? En général, il faut savoir que la récupération cognitive est très variable d’un individu à l’autre et qu’elle est surtout dépendante du temps. Il faut initialement s’attendre à une détérioration aiguë dans les premiers jours de sevrage, parfois même un delirium de quelques jours, voire deux semaines dans les cas de sevrage les plus complexes. Par la suite, l’amélioration cognitive substantielle a lieu progressivement, plus la période de sevrage se prolonge. Pour les cas complexes hospitalisés, on peut généralement avoir une bonne idée du fonctionnement cognitif après deux à trois semaines d’hospitalisation avec jeûne alcoolique et prise de thiamine intraveineuse, même si les études montrent clairement que les troubles cognitifs peuvent perdurer facilement jusqu’à un an après l’arrêt d’alcool (Stavro et al., 2013). Tout bien considéré, il est ardu d’évaluer et encore plus de prédire le fonctionnement cognitif des personnes présentant un trouble lié à l’usage d’alcool. Bien que les données actuelles nous permettent d’établir des tendances, la prise en charge individualisée est essentielle afin de caractériser les besoins des usagers. Ce sont d’ailleurs les besoins fonctionnels, à savoir si les déficits cognitifs ont un impact dans le quotidien de la personne, qui devraient guider le choix des interventions à mettre en place.

 

Bibliographie

Bates, M. E., Bowden, S. C. et Barry, D. (2002). Neurocognitive impairment associated with alcohol use disorders: Implications for treatment. Experimental and Clinical Psychopharmacology, 10(3), 193-212. https://doi.org/10.1037/1064-1297.10.3.193

Fein, G., Bachman, L., Fisher, S. et Davenport, L. (1990). Cognitive impairments in abstinent alcoholics. The Western Journal of Medicine, 152(5), 531-537.

Mann, K., Agartz, I., Harper, C., Shoaf, S., Rawlings, R. R., Momenan, R., Hommer, D. W., Pfefferbaum, A., Sullivan, E. V., Anton, R. F., Drobes, D. J., George, M. S., Bares, R., Machulla, H.-J., Mundle, G., Reimold, M. et Heinz, A. (2001). Neuroimaging in alcoholism: Ethanol and brain damage. Alcoholism: Clinical and Experimental Research, 25(s1), 104S-109S. https://doi.org/10.1111/j.1530-0277.2001.tb02383.x

Monte, S. M. de la et Kril, J. J. (2014). Human alcohol-related neuropathology. Acta Neuropathologica, 127(1), 71-90. https://doi.org/10.1007/s00401-013-1233-3

Moritz, S., Irshaid, S., Lüdtke, T., Schäfer, I., Hauschildt, M. et Lipp, M. (2018). Neurocognitive functioning in alcohol use disorder: Cognitive test results do not tell the whole story. European Addiction Research, 24(5), 217-225. https://doi.org/10.1159/000492160

Oscar-Berman, M., Valmas, M. M., Sawyer, K. S., Ruiz, S. M., Luhar, R. B. et Gravitz, Z. R. (2014). Profiles of impaired, spared, and recovered neuropsychologic processes in alcoholism. Handbook of Clinical Neurology, 125, 183-210. https://doi.org/10.1016/b978-0-444-62619-6.00012-4

Oslin, D., Atkinson, R. M., Smith, D. M. et Hendrie, H. (1998). Alcohol related dementia: Proposed clinical criteria. International Journal of Geriatric Psychiatry, 13(4), 203-212. https://doi.org/10.1002/(sici)1099-1166(199804)13:4<203::aid-gps734>3.0.co;2-b

Schwarzinger, M., Pollock, B. G., Hasan, O. S. M., Dufouil, C., Rehm, J., Group, Q. S., Baillot, S., Guibert, Q., Planchet, F. et Luchini, S. (2018). Contribution of alcohol use disorders to the burden of dementia in France 2008–13: A nationwide retrospective cohort study. The Lancet Public Health, 3(3), e124-e132. https://doi.org/10.1016/s2468-2667(18)30022-7

Statistique Canada. (2017). Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes - Composante annuelle (ESCC). https://www23.statcan.gc.ca/imdb/p2SV_f.pl?Function=getSurvey&Id=329241

Stavro, K., Pelletier, J. et Potvin, S. (2013). Widespread and sustained cognitive deficits in alcoholism: A meta-analysis. Addiction Biology, 18(2), 203-213. https://doi.org/10.1111/j.1369-1600.2011.00418.x

Wester, A. J., Westhoff, J., Kessels, R. P. C. et Egger, J. I. M. (2013). The Montreal Cognitive Assessment (MoCA) as a measure of severity of amnesia in patients with alcohol-related cognitive impairments and Korsakoff syndrome. Clinical Neuropsychiatry, 10(3-4), 134-141.