Briser les tabous du deuil périnatal en milieu de travail
Dre Sophie Meunier, psychologue
Professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et psychologue du travail et des organisations, elle est responsable du Laboratoire de recherche sur la santé au travail et mène présentement une importante étude au sujet du retour au travail à la suite d’un décès périnatal.
Dre Raphaële Noël, psychologue
Professeure au Département de psychologie de l’UQAM, elle est responsable du laboratoire de recherche Parentalités et enfant en développement, dans lequel elle dirige des projets sur la parentalité et la transition à la parentalité. Elle accompagne également des parents ayant vécu un décès périnatal.
Francine de Montigny
Officière de l’Ordre National du Québec, infirmière et titulaire d’un doctorat en psychologie (recherche), elle est professeure au Département des sciences infirmières de l’Université du Québec en Outaouais. Elle dirige également l’équipe Paternité, famille et société et anime un groupe de soutien pour les parents ayant vécu un décès périnatal.
Dre Cécile Delawarde-Saïas, psychologue
Œuvrant au Service de psychologie du Centre hospitalier universitaire de Montréal, elle accompagne quotidiennement de nombreux parents ayant vécu un décès périnatal.
Alors que la venue d’un nouvel enfant est habituellement perçue comme étant un événement heureux, pour plusieurs parents, les choses ne se déroulent pas comme prévu. En effet, environ une grossesse sur cinq se terminerait par un décès périnatal (que ce soit une fausse couche, une interruption médicale de grossesse, une grossesse ectopique ou molaire, une mortinaissance ou un décès néonatal), ce qui correspond au Canada à environ 100 000 grossesses par année (de Montigny et al., 2010). Le retour au travail est une source de préoccupations importante pour les parents traversant cette épreuve. Pourtant, dans les milieux de travail, le sujet du décès périnatal demeure tabou et il existe très peu d’informations spécifiques et de ressources afin de soutenir les parents-travailleurs. Afin de pallier cette lacune, cet article propose une recension des différentes conditions, issues de la recherche et de notre expérience clinique, qui facilitent le retour au travail à la suite d’un décès périnatal.
Le retour au travail : une source d’inquiétude importante
La plupart des parents vivant un décès périnatal et le deuil qui s’ensuit font partie de la population active et doivent retourner travailler après peu ou pas de journées de congé. En effet, au Québec, le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) stipule qu’une mère peut se prévaloir d’un congé de maternité de 18 semaines, mais seulement si le bébé décède à partir de 20 semaines de grossesse. Aucun congé n’est prévu pour les pères (quel que soit le moment du décès) ni pour les mères lors d’un décès qui survient en dessous du seuil de 20 semaines. Étant donné la durée et l’intensité du deuil périnatal, plusieurs parents réintègrent donc leur emploi alors qu’ils présentent encore des symptômes importants de deuil, qui ont nécessairement un impact sur leur bien-être et leur fonctionnement au travail (Hazen, 2009).
Ainsi, lors de leur retour au travail, les parents endeuillés s’interrogent quant à leur capacité à réintégrer leur poste et à effectuer leurs tâches habituelles alors que le décès occupe encore beaucoup leur esprit et que le processus de deuil génère en soi une dépressivité légitime occasionnant potentiellement des difficultés d’attention, de concentration et d’organisation (Bacqué et Hanus, 2020). Ils se questionnent également quant aux relations avec leurs collègues et leur gestionnaire : devraient-ils discuter du décès avec ceux-ci? De quelle façon peuvent-ils le faire? Leurs collègues ou leur gestionnaire auront-ils des propos maladroits? Comme le deuil périnatal est considéré comme étant peu reconnu socialement, plusieurs ressentent le besoin de taire cet événement (Porschitz et Siler, 2017) et ils s’interrogent quant à leur capacité à camoufler ou encore à contenir les émotions liées à la perte (du bébé ou du projet de bébé) ou se rapportant au processus psychique (ou psychologique) du deuil. Le tabou autour du deuil périnatal peut être associé à son caractère imprévu, qui dévie du scénario attendu d’une grossesse (Brierley-Jones et al., 2015). Par ailleurs, en milieu de travail, les discussions au sujet deuil périnatal ébranlent également les normes sociales favorisant une séparation nette entre la sphère intime et privée, d’une part, et la sphère publique et professionnelle, d’autre part (Porschitz et Siler, 2017). Or, ce deuil, à la fois vécu en milieu de travail et non reconnu par celui-ci, peut avoir des effets néfastes autant pour le parent-travailleur (par exemple, celui-ci peut vivre de la détresse psychologique) que pour son équipe de travail (par exemple en menant à l’effritement des relations sociales) et son employeur (par exemple en créant un problème de productivité) (Hazen, 2006).
Par ailleurs, l’expérience de retour au travail à la suite d’un décès périnatal est plutôt variable d’une personne à l’autre (de Montigny et al., 2017). En effet, malgré les difficultés énumérées ci-dessus, pour certains, ce retour est salutaire. Il permet de se changer les idées et de se sentir soutenu lorsque l’environnement de travail est sensible et informé. Qu’est-ce qui peut donc donner lieu à des expériences si contrastées? Notre expérience clinique et nos travaux de recherche (Meunier et al., 2020) nous permettent de dégager quelques éléments de réponses à ce sujet.
Reconnaissance, flexibilité et soutien
Dans un premier temps, à la suite d’un décès périnatal, les parents mentionnent être confrontés à des difficultés concernant la négociation de leur congé. En effet, comme il n’existe pas de mesures officielles et uniformes pour les parents ne répondant pas aux critères du RQAP, plusieurs racontent devoir investir beaucoup d’énergie dans des démarches auprès de leur employeur, leur assureur ou leur médecin afin d’obtenir le moment de répit dont ils ont besoin. Les congés obtenus offrent aussi souvent peu de flexibilité quant à la durée et au moment où ils peuvent être utilisés (Gagnon et Beaudry, 2013). Ainsi, ces contre-exemples soulignent l’importance de reconnaître la détresse pouvant être vécue lors d’un décès périnatal et de mettre en place des mesures de soutien flexibles permettant aux travailleurs de se rétablir suffisamment avant leur retour au travail.
Dans un deuxième temps, étant donné le vécu idiosyncrasique du deuil périnatal et sa trajectoire non linéaire (de Montigny et al., 2017), des pratiques favorisant la flexibilité quant à l’horaire, aux tâches ou encore à l’emplacement du lieu de travail favoriseront le retour au travail des parents endeuillés (Gagnon et Beaudry, 2013). À cet effet, l’arrivée massive du télétravail dans le contexte de la pandémie de COVID-19 a permis de constater les avantages de ce mode de travail. En effet, certains parents endeuillés que nous avons accompagnés au cours de la dernière année nous ont mentionné avoir apprécié le fait de pouvoir s’isoler plus facilement lorsqu’ils ressentaient un trop-plein d’émotions au cours de leur journée de télétravail.
Finalement, le soutien des collègues et du gestionnaire représente une autre condition essentielle qui facilite le retour au travail. En effet, certains parents indiquent avoir apprécié le soutien reçu dans la réalisation des tâches au travail ou à la maison, ainsi que l’écoute attentive de leurs collègues et du gestionnaire. Ces derniers peuvent donc avoir un rôle important à jouer. L’idée n’est pas de les transformer en psychologues, mais bien de les informer par rapport aux émotions et aux réactions de deuil afin de leur permettre de démystifier ce sujet, d’être à l’affût des difficultés que pourrait vivre un employé traversant cette difficulté et de pouvoir les diriger vers les ressources d’aide pertinentes en cas de besoin. Sur ce dernier point, l’étude de Gagnon et Beaudry (2013) indique que bien que des mesures de soutien soient disponibles au sein de plusieurs organisations (par exemple un programme d’aide aux employés), elles ne sont malheureusement pas toujours offertes aux travailleurs vivant un décès périnatal. Ainsi, à l’instar des programmes existants en matière de santé mentale au travail, les employeurs pourraient voir à la mise en place d’un programme de sensibilisation au deuil périnatal, comprenant différentes activités offertes à l’ensemble des employés (par exemple une conférence au sujet du deuil périnatal, une liste de ressources de soutien).
Le rôle du psychologue
Comme psychologue, nous avons peu de prise sur le milieu de travail de nos clients. Par contre, nous pouvons les accompagner dans leur cheminement et leurs réflexions quant à cette sphère de leur vie. D’abord, dans la mesure où l’issue d’un processus de deuil amène souvent à une transformation, voire à une redéfinition de l’identité et du sens de la vie (de Montigny et al., 2020), le psychologue peut réfléchir, avec le parent endeuillé, au sens qu’il accorde présentement au travail et à son arrimage avec sa situation actuelle. Alors que pour certains parents, le travail prendra davantage d’importance et pourra agir comme un exutoire ou un lieu de réalisation personnelle qui favorisera l’intégration du deuil, pour d’autres, la vie personnelle prendra davantage de place et le travail deviendra moins prioritaire.
Le psychologue peut aussi accompagner concrètement ses clients dans leur processus de retour au travail. Il peut les amener à prendre conscience de petits changements à leur portée quant à leurs tâches (par exemple dans la façon ou le moment où effectuer leurs tâches), leurs relations (par exemple par rapport aux personnes à qui ils désirent, ou pas, se confier) ou leur environnement de travail (par exemple pour envisager la possibilité d’effectuer du télétravail). Il peut également les aider à reconnaître leurs besoins et à scénariser comment et à qui les communiquer. Cette première mise en mots facilite la mentalisation de l’état affectif tout en offrant des repères normalisant les enjeux psychiques traversés, parfois avec grande intensité.
Conclusion
Chaque année, un grand nombre de parents-travailleurs font face à un décès périnatal et au deuil qui s’ensuit. Nous connaissons certainement tous dans notre entourage des gens ayant dû traverser cette épreuve. Pourquoi alors en entendons-nous si rarement parler dans nos milieux de travail? Pourtant, les conversations à ce sujet et l’offre d’un meilleur soutien pourraient être bénéfiques non seulement pour les employés, mais aussi pour leurs organisations. Différentes initiatives ont été mises en place au cours des dernières années afin de sensibiliser la population au sujet du décès périnatal (par exemple la Journée mondiale de sensibilisation au deuil périnatal). Par ailleurs, tout comme cela se fait de plus en plus au sujet de la santé mentale au travail (par exemple avec Bell cause pour la cause), il est maintenant temps d’aborder le sujet du deuil périnatal dans les milieux de travail afin que ceux-ci deviennent également des endroits qui favorisent le rétablissement.
Références
Bacqué, M.-F. et Hanus, M. (2020). Le deuil. Coll. « Que sais-je? », Paris, France : Presses universitaires de France.
Brierley-Jones, L., Crawley, R., Lomax, S. et Ayers, S. (2015). Stillbirth and stigma: The spoiling and repair of multiple social identities. OMEGA – Journal of Death and Dying, 70(2), 143-168.
de Montigny, F., Verdon, C., Lacharité, C. et Baker, M. (2010). Décès périnatal : portrait des services offerts aux familles du Québec. Perspective infirmière, 24-27.
de Montigny, F., Verdon, C., Lord-Gauthier, J.-C. et Gervais, C. (2017). Décès périnatal : le deuil des pères. Montréal, Québec : Éditions du CHU Sainte-Justine.
de Montigny, F., Zeghiche, S. et de Montigny-Gauthier, P. (2020). Le décès périnatal comme bifurcation temporelle : les trajectoires de vie des femmes après une fausse couche. Aporia : la revue en sciences infirmières, 12(1), 36-46.
Hazen, M. A. (2006). Silences, perinatal loss, and polyphony: A post‐modern perspective. Journal of Organizational Change Management, 19(2), 237-249.
Hazen, M. A. (2009). Recognizing and responding to workplace grief. Organizational Dynamics, 38(4), 290-296.
Gagnon, M. et Beaudry, C. (2013). Le retour au travail lors d’un deuil périnatal : des pratiques organisationnelles en porte-à-faux? Relations industrielles, 68(3), 457-478.
Meunier, S., de Montigny, F., Zeghiche, S., Lalande, D., Verdon, C., Da Costa, D. et Feeley, N. (2021).
Workplace experience of parents coping with perinatal loss: A scoping review. Work, 69(2), 411-421.
Porschitz, E. T. et Siler, E. A. (2017). Miscarriage in the workplace: An authoethnography. Gender, Work and Organization, 24(6), 565-578.