La liberté académique dans les universités québécoises et canadiennes : état de situation

Chercheur, clinicien et professeur titulaire à l’Université McGill.

Étudiante à la maîtrise en psychologie à l’Université McGill sous la supervision du Dr Martin Drapeau, psychologue, elle s’intéresse notamment à l’identification des facteurs contribuant à l’anxiété et au stress chez les étudiants universitaires.

Doctorante à l’Université McGill sous la supervision du Dr Martin Drapeau, psychologue, et chercheuse-praticienne, elle a reçu des prix et distinctions provinciales et nationales pour ses travaux sur l’ouverture d’esprit idéologique et la psychologie appliquée à la politique.
Avec la collaboration de Yangyilin Guo, titulaire d’une maîtrise en psychologie et étudiante au doctorat en psychologie à l’University of British Columbia, à Vancouver, ainsi que de Brian Yim, titulaire d’une maîtrise en psychologie et étudiant au doctorat en psychologie à l’Adelphi University, à New York.
La liberté universitaire fait référence au « droit de toute personne d’exercer librement et sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale, telle la censure institutionnelle, une activité par laquelle elle contribue à l’accomplissement de la mission d’un établissement d’enseignement » (Gouvernement du Québec, 2022). Elle est considérée comme une pierre angulaire de l’enseignement supérieur en ce qu’elle permet notamment la production et la transmission de connaissances par des activités de recherche et d’enseignement libres de contraintes et une offre de formation de qualité aux étudiants, cela dans un environnement propice à l’apprentissage, à la discussion et aux débats.
Or, la recherche suggère que cette liberté est souvent mise à mal. Selon l’enquête Campus Expression Survey (Jones et Arnold, 2024), plus de 79 % des étudiants de premier cycle déclarent être au moins quelque peu réticents à discuter de sujets controversés aux États-Unis. De même, un rapport récent publié par l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université met en évidence certaines violations de la liberté universitaire et le harcèlement ciblé du personnel enseignant dans les universités canadiennes (ACPPU, 2025). L’indice de liberté universitaire développé par Kinzelbach et ses collègues (2024) indique par ailleurs que le déclin de la liberté universitaire serait associé à la polarisation sociopolitique observée dans plusieurs sociétés (voir aussi Medzihorsky et Lindberg, 2024; Wiebrecht et al., 2023).
Au Québec, la Commission scientifique et technique sur la liberté universitaire (commission Cloutier) fut mise sur pied dès 2021. À la suite de ses enquêtes rigoureuses et des nombreuses auditions démontrant l’importance de protéger la liberté universitaire, la Commission a conclu à la nécessité de recommander l’adoption d’un projet de loi énonçant la mission de l’université et protégeant la liberté universitaire. Elle précise que la liberté universitaire comprend la liberté d’enseignement et de discussion; de recherche, de création et de publication; ainsi que l’expression d’une opinion sur un établissement ou un système, cela sans être soumis à une censure institutionnelle ou à des contraintes doctrinales, idéologiques ou morales. La Commission émet aussi un certain nombre d’avis, dont un à l’effet que les salles de cours ne doivent pas être considérées comme des « espaces sécuritaires » (safe spaces), mais plutôt comme un lieu où toutes les idées et tous les sujets sans exception peuvent être ouvertement discutés (Gouvernement du Québec, 2021).
Nous avons récemment mené une étude par sondage sur ce sujet afin de documenter les réalités au sein de la communauté universitaire, tant au Québec qu’au Canada, en nous attardant non seulement à la censure mais aussi à la liberté d’expression et aux perceptions des étudiants et des professeurs universitaires en ce qui concerne leur facilité à s’exprimer librement, ainsi que les répercussions anticipées après avoir partagé leurs opinions. Le sondage a été distribué à 39 institutions à travers le pays. Au total, 1289 professeurs et 2409 étudiants y ont répondu. Les étudiants québécois représentaient 69,5 % de cet échantillon (30,5 % étaient hors Québec). L’échantillon de professeurs était réparti également entre le Québec (49,2 %) et le reste du Canada (50,8 %). Environ un quart (26,1 %) des répondants étudiaient la psychologie dans une université canadienne.
La réticence à s’exprimer est particulièrement élevée lorsqu’il s’agit d’aborder des sujets considérés comme sensibles. Le tableau 1 illustre les réponses à la question : « À quel point vous sentiriez-vous à l’aise de prendre la parole et de donner votre avis sur les sujets suivants? »
Tableau 1. Pourcentage de professeurs et d’étudiants ayant rapporté un inconfort (de « plutôt réticent » à « très réticent ») à discuter de sujets sensibles à l’université
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Par ailleurs, plus du tiers des étudiants ont rapporté un niveau d’inquiétude allant de modéré à extrême quant aux répercussions possibles s’ils s’exprimaient (voir tableau 2). Ici, la proportion d’étudiants québécois préoccupés est légèrement plus élevée que pour ceux du reste du Canada. Pour les étudiants en psychologie, le pourcentage varie entre 31 % et 50 %, la crainte la plus prévalente étant celle d’être critiqué par d’autres étudiants.
Tableau 2. Pourcentage d’étudiants ayant rapporté de l’inquiétude quant aux répercussions possibles liées à l’expression de leurs opinions
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Les professeurs ont exprimé des préoccupations similaires. Ils craignent notamment d’être critiqués sur les réseaux sociaux (Québec : 53,1 %; hors Québec : 55,7 %), d’être accusés de tenir des propos « offensants » (Québec : 49,2 %; hors Québec : 55,6 %) ou de faire l’objet de plaintes officielles (Québec : 48,8 %; hors Québec : 50,5 %).
Les participants ont aussi dû indiquer à quel point ils se sentent préoccupés par d’éventuelles répercussions (par exemple, voir leur réputation entachée, faire face à des difficultés majeures ou manquer des occasions professionnelles) si leurs opinions sur les sujets suivants devaient être connues : la politique, les initiatives en matière d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI), le genre ou l’identité de genre, et la justice sociale. Dans l’ensemble (tableau 3), les professeurs ont exprimé davantage de préoccupations que les étudiants, et les étudiants résidant hors Québec se sont montrés légèrement plus inquiets que les étudiants du Québec et ceux inscrits en psychologie.
Tableau 3. Pourcentage de participants ayant rapporté se sentir entre « assez inquiets » et « très inquiets » face aux répercussions possibles liées à la divulgation d’opinions personnelles selon le sujet
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Les professeurs ont par ailleurs été invités à indiquer s’ils s’étaient déjà abstenus d’exprimer leurs opinions lors de discussions en classe, d’activités d’enseignement ou de travaux universitaires, ou encore s’ils avaient évité de mener ou de publier certaines recherches par crainte de possibles répercussions sur leur carrière. Parmi les professeurs du Québec, 43 % ont rapporté que c’est le cas, alors que chez ceux de l’extérieur du Québec, il s’agit de 52 %. Les participants ont aussi été invités à se prononcer sur l’importance de la liberté des professeurs à publier des recherches selon leurs intérêts, comparativement à l’importance de promouvoir la justice sociale pour les groupes désavantagés. Les réponses présentées au tableau 4 indiquent que, de façon générale, les professeurs, tant au Québec que dans le reste du Canada, accordent la priorité à la liberté universitaire. C’est le contraire chez les étudiants; ils priorisent en effet la justice sociale.
Tableau 4. Points de vue des étudiants et des professeurs sur la publication de recherches selon la liberté universitaire ou la promotion de la justice sociale
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En réponse à la question « Comment l’université devrait-elle réagir face aux professeurs qui refusent de modifier leurs listes de lecture afin de se conformer à des quotas liés à la race et au genre? » (par exemple en instaurant une politique qui pourrait exiger qu’au moins 30 % des auteurs apparaissant au syllabus soient des femmes et que 20 % soient issus d’une minorité visible, et ce, afin de promouvoir une plus grande diversité), près de la moitié des professeurs, tant au Québec que dans le reste du Canada, ont répondu qu’aucune mesure ne devrait être prise (Québec : 54,6 %; hors Québec : 47,8 %; tableau 5). Environ le tiers des étudiants ont indiqué qu’aucune pression formelle ou informelle ne devrait être exercée, mais que la personne concernée devrait être obligée de suivre une formation sur la sensibilisation aux biais implicites (Québec : 38,9 %; hors Québec : 33,7 %; psychologie : 35,1 %), une pratique dont l’efficacité est remise en question dans la littérature scientifique (voir notamment FitzGerald et al., 2019; Hagiwara et al., 2024; Vela et al., 2022). Il est aussi à noter qu’environ un étudiant en psychologie sur 10 estime que le cours du professeur devrait être annulé, que plus de 5 % d’entre eux considèrent que le professeur devrait être renvoyé, et que de 15 à 17 % d’entre eux souhaiteraient que le professeur fasse l’objet de mesures punitives ou de pressions variées.
Tableau 5. Réponses à la question sur la réaction de l’université face aux professeurs refusant d’adapter leurs listes de lecture aux quotas curriculaires liés à la race et au genre
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Enfin, les étudiants ont été invités à indiquer dans quelle mesure il est acceptable qu’un professeur s’abstienne de partager ses opinions lors de l’enseignement ou de discussions universitaires, ou encore qu’il évite de mener ou de publier certaines recherches par crainte d’offenser d’autres personnes ou en raison de possibles répercussions sur sa carrière. Environ trois étudiants sur quatre, y compris en psychologie, ont répondu que cela est généralement acceptable (tableau 6).
Tableau 6. Opinion des étudiants sur l’acceptabilité qu’un professeur évite d’exprimer ses vues en classe ou de publier certaines recherches par crainte de répercussions professionnelles
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Bien qu’ils comportent certaines limites (par exemple, des écarts pourraient être attribuables aux caractéristiques de l’échantillonnage), ces résultats ont des implications importantes pour le domaine de la psychologie et pour les universités en général. La réticence observée à exprimer ses opinions est préoccupante, d’autant que la polarisation tend à diminuer lorsque des points de vue opposés sont discutés (voir par exemple Balietti et al., 2021). Au contraire, lorsque le dialogue est difficile ou impossible, on ne peut s’attendre qu’au maintien de positions polarisées et à l’apparition d’une « spirale du silence » (Noelle-Neumann, 1974) selon laquelle les individus, craignant des répercussions comme des critiques ou une mise à l’écart sociale, choisissent de se taire s’ils estiment que leurs opinions ne sont pas partagées par la majorité. Avec le temps, les points de vue perçus comme majoritaires tendent donc à s’imposer (voir par exemple Matthes et al., 2018).
La commission Cloutier a souligné que toutes les idées devraient pouvoir être débattues librement dans les universités. Bien que cette vision soit en partie soutenue au Québec et ailleurs au Canada (Crawford, 2021; Newbigging, 2025), il y aurait lieu de faire des efforts plus actifs pour favoriser le dialogue et le débat et réduire la polarisation. Cela pourrait inclure des initiatives de sensibilisation à la liberté universitaire, des recherches sur les interventions favorisant l’ouverture à l’autre, et l’intégration de pratiques de dialogue efficaces entre les tenants d’idéologies divergentes. Il y aurait lieu, aussi et de façon plus précise, de défendre activement la recherche sur tout sujet pertinent, y compris en psychologie, cela sans contrainte idéologique, nos connaissances scientifiques ne pouvant s’accroître que dans la mesure où l’ethos de la recherche – universalisme, communalisme, désintéressement et scepticisme organisé – est préservé (voir Merton, 1973).
Méthodologie
Ce sondage visait à étudier la population étudiante et les professeurs des universités canadiennes. Les questions ont été élaborées à partir des enquêtes du Campus Expression Survey (Zhou et al., 2019-2023) et du Center for the Study of Partisanship and Ideology (Kaufman, 2021), que nous avons adaptées au contexte canadien. Le questionnaire final comportait 33 questions. Il a été diffusé auprès d’étudiants et de professeurs de 39 établissements universitaires à travers le Canada et était accessible en ligne en français et en anglais. Les participants pouvaient courir la chance de gagner une carte-cadeau de 50 dollars en y répondant. Le projet a été approuvé par le comité d’éthique de la recherche de l’Université McGill ainsi que ceux des autres universités visées. Au total, 1289 professeurs et 2409 étudiants ont répondu au sondage. Les étudiants québécois représentent 69,5 % de cet échantillon (30,5 % sont hors Québec). L’échantillon de professeurs est réparti également entre le Québec (49,2 %) et le reste du Canada (50,8 %). Environ un quart (26,1 %) des répondants étudient la psychologie dans une université canadienne.
Note et bibliographie
Note
- Ayse Turkoglu et Martin Drapeau sont tous deux premiers auteurs de ce texte.
Bibliographie
- Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU). (2025, mars). Report on Academic Freedom in Canada after October 7, 2023.
- Balietti, S., Getoor, L., Goldstein, D. G. et Watts, D. J. (2021). Reducing opinion polarization: Effects of exposure to similar people with differing political views. Proceedings of the National Academy of Sciences, 118(52), e2112552118.
- Crawford, B. (2021, 12 novembre). Academic freedom debate still simmers at uOttawa in wake of Bastarache report. Ottawa Citizen.
- FitzGerald, C., Martin, A., Berner, D. et Hurst, S. (2019). Interventions designed to reduce implicit prejudices and implicit stereotypes in real world contexts: A systematic review. BMC Psychology, 7(29).
- Gouvernement du Québec. (2021). Reconnaître, protéger et promouvoir la liberté universitaire. Rapport de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté universitaire dans le milieu universitaire. Ministère de l’Enseignement supérieur.
- Gouvernement du Québec. (2022). Loi sur la liberté universitaire dans le milieu universitaire, RLRQ c. L-1.2.
- Hagiwara, N., Duffy, C., Cyrus, J., Harika, N. et Watson, G. (2024). The nature and validity of implicit bias training for health care providers and trainees: A systematic review. Science Advances, 10(33).
- Jones, P. et Arnold, A. (2024). Reluctance to Discuss Controversial Issues on Campus: Raw numbers from the 2023 Campus Expression Survey. Heterodox Academy.
- Kinzelbach, K., Lindberg, S. I. et Lott, L. (2024). Academic Freedom Index 2024 Update (SSRN Scholarly Paper No. 4818047). Social Science Research Network. FAU Erlangen-Nürnberg et V-Dem Institute, University of Gothenburg.
- Matthes, J., Knoll, J. et von Sikorski, C. (2018). The “spiral of silence” revisited: A meta-analysis on the relationship between perceptions of opinion support and political opinion expression. Communication Research, 45(1), 3-33.
- Medzihorsky, J. et Lindberg, S. I. (2024). Walking the Talk: How to identify anti-pluralist parties. Party Politics, 30(3), 420-434.
- Merton, R. K. (1973). The Sociology of Science: Theoretical and empirical investigations, Chicago : University of Chicago Press.
- Newbigging, L. (2025, 26 septembre). Alberta advanced education minister to assess need for new protections for free speech, academic freedom. CBC News.
- Noelle-Neumann, E. (1974). The spiral of silence a theory of public opinion. Journal of Communication, 24(2), 43-51.
- Vela, M., Erondu, A., Smith, N., Peek, M., Woodruff, J. et Chin, M. (2022). Eliminating Explicit and Implicit Biases in Health Care: Evidence and Research Needs. Annual Review of Public Health, 433, 477-501.
- Wiebrecht, F., Sato, Y., Nord, M., Lundstedt, M., Angiolillo, F. et Lindberg, S. I. (2023). State of the world 2022: Defiance in the face of autocratization. Democratization, 30(5), 769-793.