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Le psychologue clinicien et citoyen : enjeux éthiques et politiques de la pratique

Valentin Bonneton, psychologue
Cofondateur de la Clinique CEOS, il s’intéresse à la façon dont les questions existentielles du sens, de la responsabilité et de l’engagement traversent la pratique psychologique contemporaine.

 

 


La psychologie dans son contexte historique et politique

La pratique psychologique s’inscrit toujours dans des contextes sociaux, culturels et historiques qui influencent notre manière de comprendre le psychisme et de tracer les frontières de ce qui relève ou non d’un trouble mental (Gergen, 2015). Comme le rappelle Horwitz (2002, p. 24), « les standards culturels de normalité font partie intégrante de toute définition valide d’un trouble mental » [traduction libre].

L’histoire de la psychologie en témoigne : la notion de « maladie mentale » a sans cesse évolué selon les valeurs et les régimes de vérité  propres à chaque époque. Ainsi, l’hystérie a souvent été mobilisée dans des contextes normatifs visant à réguler la conduite des femmes jugées trop émotives ou revendicatrices (Tasca et al., 2012) ; et la « thérapie réparatrice » de l’homosexualité, légitimée jusqu’au retrait de ce diagnostic du DSM en 1973, traduisait une volonté de conformité morale (Drescher, 2015). Quant à la lobotomie, présentée comme une avancée médicale, elle servait souvent à neutraliser les individus jugés déviants. Pratiquée surtout sur des populations défavorisées, elle visait, selon Godin et LeBlanc (2020, p. 6), à « “guérir” toute personne présentant des symptômes contraires aux normes sociales de l’époque ou jugés inacceptables par leur communauté » [traduction libre].

L’histoire invite à une certaine humilité. Les pratiques que nous jugeons pertinentes aujourd’hui pourraient, avec le recul, apparaître comme les témoins des impensés ou les symptômes d’une époque, car chaque diagnostic en dit autant sur le patient que sur la société qui le formule.

Ces exemples (l’hystérie, la thérapie réparatrice et la lobotomie) révèlent la porosité entre savoir psychologique, normes sociales et normes morales. La psychologie ne peut être dissociée des valeurs qu’elle sert : toute pratique clinique engage des choix éthiques et politiques, qu’ils soient conscients ou implicites (Prilleltensky, 2021). La prétention à la neutralité conduit souvent à ignorer la manière dont nos pratiques contribuent à reproduire les normes idéologiques en vigueur, plutôt qu’à les interroger (Parker, 2015). Revendiquer la neutralité ou la scientificité ne permet pas d’échapper à cet engagement éthique et politique : cela revient plutôt à en dissimuler les effets, en donnant l’illusion d’une position extérieure aux rapports de pouvoir qui nous traversent.

La neutralité n’est pas une absence de position, mais une position qui s’ignore ; pensée comme détachée des rapports de pouvoir, elle en devient souvent le relais involontaire.

Vers une éthique psychopolitique de la pratique

Admettre que les psychologues sont traversés par les structures sociales et culturelles de leur temps ne doit pas conduire à une résignation face aux déterminismes sociaux. Cette lucidité constitue le socle d’une éthique réflexive, que Prilleltensky (2008) théorise à travers le concept de validité psychopolitique, entendue comme une pratique critique et consciente des forces sociales, culturelles et institutionnelles qui orientent la définition des problèmes et des modalités d’intervention. La réflexivité devient alors un outil clinique permettant d’articuler le vécu subjectif et l’histoire collective, en reconnaissant la manière dont les contextes sociaux façonnent la souffrance tout en préservant la singularité de chaque expérience.

Méthodes et repères pour développer une éthique réflexive

Mettre en œuvre une réflexivité éthique dans la pratique psychologique suppose de se donner une méthode pour interroger ce qui influence notre manière d’écouter, d’intervenir et de comprendre la souffrance. Il s’agit d’un travail continu d’attention à nos cadres de référence, à nos valeurs et aux contextes dans lesquels nous exerçons. Les prochaines sections proposent quatre étapes pour soutenir cette démarche : examiner les structures qui nous traversent, clarifier les repères implicites qui guident notre action, reconnaître la dimension psychopolitique de la souffrance et intégrer la place des émotions dans notre travail clinique.

Examiner les structures qui nous traversent

Une première démarche consiste à reconnaître les structures qui orientent notre écoute : classe sociale, genre, culture, pays d’exercice, modèles dominants de santé mentale – c’est-à-dire les cadres implicites qui déterminent la manière dont nous recevons et interprétons la parole de l’autre. Cette attention suppose de s’ouvrir à d’autres modèles psychothérapeutiques, issus de contextes culturels ou épistémiques différents, pour comprendre leur logique propre. Ce décentrement évite le piège d’un universalisme implicite et situe notre pratique parmi d’autres manières de penser et de soigner.

Clarifier les repères implicites qui guident notre action

Dans un second temps, Prilleltensky (1997) invite les psychologues à examiner les valeurs implicites qui orientent leur pratique. Il distingue plusieurs dimensions d’analyse permettant de soutenir une réflexivité éthique :

Définition du problème : La souffrance est-elle pensée comme strictement individuelle ou liée à des déterminants sociaux et économiques?

  1. Rôle du bénéficiaire : Le client est-il un acteur codécisionnaire ou un récepteur passif d’un savoir expert?
  2. Rôle du psychologue : Le professionnel se positionne-t-il comme expert ou collaborateur?
  3. Type d’intervention : L’action vise-t-elle uniquement l’individu ou cherche-t-elle aussi à transformer les conditions de vie?
  4. Temporalité : Le psychologue agit-il de façon réactive, en réponse à la souffrance, ou de façon proactive, en participant à la prévention et à la sensibilisation collective?

Reconnaître la dimension psychopolitique de la souffrance

Un troisième point d’attention consiste à reconnaître et à nommer en rencontre la dimension psychopolitique de la souffrance, plutôt que de la dissoudre dans des catégories cliniques. Il ne s’agit pas de pathologiser les affects conflictuels, mais d’en restituer la portée politique (Martín-Baró, 1994 ; Parker, 2015) en les considérant comme l’expression psychique des rapports sociaux et normatifs propres à un contexte donné. Le psychologue est alors invité à maintenir une double écoute (individuelle et sociale) afin de rendre visibles les formes d’oppression ou d’injustice qui traversent le vécu psychique.

Par exemple, lorsqu’un patient exprime un sentiment d’échec lié à son incapacité à « tenir » dans un milieu de travail excessivement exigeant, l’analyse clinique peut tendre à se focaliser sur le symptôme individuel plutôt que d’y voir un effet de conditions organisationnelles qui fragilisent le bien-être psychologique. Reconnaître ce dilemme, entre accompagnement individuel et analyse critique des conditions structurelles, permet au clinicien de maintenir une posture réflexive et éthique, attentive à la fois à la singularité du sujet et au contexte qui le façonne. Ainsi, le travail du psychologue n’est pas seulement d’interpréter le monde intérieur, mais d’aider à comprendre comment le monde extérieur s’y est inscrit.

Dans ce cas, l’accompagnement clinique vise à accueillir l’incertain, à soutenir la traversée de ce qui échappe au contrôle et à discerner ce sur quoi il est encore possible d’agir. Le travail thérapeutique ne consiste alors ni à adapter le patient à un système pathogène ni à nier son inscription dans celui-ci, mais à l’aider à retrouver un pouvoir d’agir, parfois ténu, parfois symbolique, au sein d’un environnement contraint. Il s’agit de l’accompagner pour l’aider à reconnaître ce qui peut être transformé : ses choix, ses relations, ses limites, tout en apprivoisant la part d’inévitable.

Ici, le psychologue pourrait, par exemple, explorer la manière dont le rapport du patient à la réussite, au devoir et à la reconnaissance s’est construit à partir d’attentes sociales et professionnelles intégrées au fil du temps. Il s’agit de l’aider à discerner ce qui, dans sa souffrance, vient de lui et ce qui provient d’un contexte plus large, où ces idéaux collectifs s’imposent souvent comme des vérités intérieures. Le clinicien pourrait également nommer le caractère systémique de la pression vécue, en confirmant que la détresse n’est pas le signe d’une fragilité individuelle, mais une réaction lucide à un contexte déshumanisant.

Par la suite, il s’agirait d’aider le patient à identifier les marges de manœuvre concrètes : poser des limites, demander du soutien, réévaluer ses priorités, ou envisager des ajustements professionnels sans que ceux-ci soient vécus comme des échecs. Enfin, l’intervention pourrait viser à restaurer la continuité du sens, en misant sur des questions comme :

  • Qu’est-ce qui me relie encore à ce travail, malgré les difficultés?
  • De quoi ai-je besoin pour ne pas me perdre dans cet environnement?
  • Existe-t-il des formes de résistance qui me paraissent encore possibles?
  • Que puis-je préserver de ce qui a du sens pour moi, ici et maintenant?

En renouant avec une signification qui dépasse le cadre strictement individuel, le sujet peut inscrire sa souffrance dans une histoire plus vaste : celle d’un monde en crise, mais encore traversé par des forces de transformation et de création. Ce déplacement du regard permet de faire de la souffrance non plus seulement un symptôme à réduire, mais une tentative de réorganisation du sens, ouvrant parfois la voie à une croissance intérieure (Korkmaz et Gülöğlu, 2021 ; Tedeschi, 2020).

Notons cependant que cette démarche demeure inscrite dans les limites d’une approche centrée sur l’individu. Si elle permet de réintroduire du sens et de la réflexivité dans l’expérience subjective, elle ne saurait se substituer à une réflexion collective sur les cadres sociaux qui génèrent la souffrance. Penser la clinique dans sa dimension psychopolitique suppose dès lors de créer des espaces où puissent être interrogés les choix collectifs, les valeurs et les structures institutionnelles qui façonnent nos pratiques. Or, ces dimensions demeurent au second plan dans la formation des psychologues, où la question des rapports sociaux et politiques est souvent traitée de façon accessoire (Jordan et Seponski, 2018 ; Winter et al., 2023). Ces travaux mettent en évidence la nécessité de faire une plus grande place dans la formation à une réflexion sur les valeurs, les politiques publiques et les inégalités qui façonnent la pratique clinique.

Intégrer la dimension émotionnelle du praticien

Enfin, cette éthique réflexive ne peut se limiter à un exercice cognitif : elle engage aussi la dimension émotionnelle du praticien. La posture professionnelle du psychologue n’exclut pas l’expérience émotionnelle du citoyen qu’il demeure. Les psychologues peuvent être profondément bouleversés, impuissants ou indignés par certaines réalités rencontrées dans leur pratique ou observées dans la société. L’idéal de neutralité affective conduit parfois à une régulation émotionnelle si stricte qu’elle produit une forme de dissonance interne : les affects sont alors tus ou refoulés, ce qui appauvrit la vitalité du lien clinique (Van der Merwe, 2019). Lorsqu’elles sont réprimées, les émotions perdent leur valeur de repère éthique, alors qu’elles peuvent aussi constituer des forces motrices essentielles à l’élan d’agir, à la créativité et à la responsabilité sociale du praticien. De plus, l’alliance thérapeutique repose sur une forme d’authenticité cruciale dans la relation de soins (D’Arcy-Dubois, 2018). Un psychologue qui s’éloigne systématiquement de ses propres émotions, notamment en contexte de crise sociale, s’expose à une perte graduelle de vitalité dans son engagement auprès du patient.

Affirmer une responsabilité clinique et citoyenne dans la pratique psychologique

Reconnaître que la psychologie s’inscrit dans des dynamiques sociales et politiques ne la fragilise pas : cela en souligne la responsabilité éthique. Le psychologue ne peut prétendre à la neutralité absolue ; ses choix, ses interprétations et ses émotions sont traversés par les valeurs et les rapports de pouvoir de son époque. L’éthique réflexive invite ainsi à interroger les présupposés moraux qui orientent la pratique et à relier la souffrance individuelle aux contextes collectifs qui la façonnent. Dans un monde marqué par la précarité psychique (Furtos, 2001) et les crises contemporaines, le psychologue n’a pas à « réparer » le patient lorsque la souffrance prend racine dans un système pathogène ; son rôle consiste à en reconnaître les déterminants, à soutenir la compréhension du sens et à accompagner la recherche d’un possible pouvoir d’agir. Concevoir le psychologue comme clinicien et citoyen, c’est affirmer la nécessité d’une pratique à la fois lucide, responsable et consciente de ses implications sociales.

Bibliographie