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Le deuil chez les proches des personnes atteintes de troubles neurocognitifs

Lucile Agarrat, psychologue
Spécialisée en gérontologie, elle s’intéresse notamment aux enjeux psychologiques liés au vieillissement, aux troubles neurocognitifs, à la proche aidance et à la douleur chronique.


La maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées affectent progressivement les capacités cognitives et fonctionnelles de la personne. Travail, loisirs, tâches administratives ou domestiques, soins personnels vont devenir de plus en plus difficiles à accomplir de façon indépendante. Les proches sont amenés à compenser ces difficultés en guidant ou en aidant la personne, jusqu’à se substituer complètement à elle pour répondre à ses besoins. La personne atteinte de troubles neurocognitifs peut aussi manifester des symptômes psychologiques (ex. : anxiété, idées paranoïdes) ou comportementaux (ex. : agitation, errance et risque de fugue, agressivité). Ces changements peuvent être particulièrement difficiles à accepter pour les proches, puisqu’ils viennent transformer l’image qu’ils ont de la personne.

Dans ce contexte, les proches traversent ce que l’on appelle un « deuil blanc ». Il s’agit du deuil ressenti lorsque la personne n’a plus la même présence mentale ou affective que par le passé, bien qu’elle soit toujours présente sur le plan physique (Société Alzheimer du Canada, 2013). De 47 à 71 % des proches ressentiraient des manifestations du deuil, et 10 % seraient à risque de réactions sévères nécessitant du soutien (Chan et al., 2013). Le deuil blanc présente certaines similarités avec le deuil classique, mais a également de nombreuses particularités.

Tout d’abord, il se manifeste par une perception de perte ambiguë, au sens où le proche fait l’expérience paradoxale de l’absence et de la présence simultanées de la personne (Dahl et Boss, 2020). Plusieurs pensées et émotions contradictoires peuvent être ressenties : se percevoir à la fois comme l’enfant et comme le parent de son parent, avoir en alternance une impression de complicité et une impression de déconnexion, craindre une fin (déménagement en centre d’hébergement, décès) qu’on peut se surprendre à espérer par moments. Cette tempête émotionnelle complexe peut contribuer au sentiment de fardeau et alimenter le processus d’épuisement.

Par ailleurs, pour les personnes impliquées comme proches aidants, la maladie engendre des pertes multiples qui touchent plusieurs aspects de leur vie. Sur le plan relationnel, elles perdent un compagnon, un confident, une sécurité affective, un soutien matériel. La maladie peut fragiliser la qualité de la relation ou la dynamique relationnelle antérieure et rendre impossibles la résolution et la réparation de certains conflits passés. L’intimité est affectée, notamment pour ceux qui vivent avec la personne (manque d’espace pour soi, présence d’intervenants à domicile) et les couples (répercussions sur la sexualité, etc.). De plus, la charge de travail associée au rôle de proche aidant peut amener à devoir renoncer à certains rôles sociaux, professionnels ou familiaux (ex. : retraite prématurée, garde des petits-enfants) ainsi qu’à plusieurs activités sociales et de loisir. Le proche aidant peut finir par se définir uniquement au travers de son rôle et ressentir une perte d’identité personnelle. Enfin, pour de nombreux proches aidants, notamment les conjoints et les conjointes, la maladie amène un deuil des projets communs (projets de retraite annulés, impossibilité de voyager, nécessité de déménager, etc.).

De plus, les pertes et les changements sont cumulatifs et s’enchaînent au fil de la progression de la maladie. Plusieurs étapes peuvent susciter une réaction de deuil : annonce du diagnostic, perte du permis de conduire, inscription à des services pour pallier la perte d’autonomie, transfert en établissement de soins de longue durée, etc. Être témoin de la perte d’autonomie (ex. : incapacité à se nourrir ou à marcher, incontinence), de certains comportements (comme la désinhibition) ou de la confusion (par des propos incompréhensibles) peut être particulièrement difficile à accepter pour les proches aidants. Ce deuil constamment renouvelé effrite leur résilience et contribue à leur épuisement.

Le deuil blanc est par ailleurs un deuil anticipé, qui commence bien avant que la personne ne décède. Les proches ont souvent tendance à penser aux pertes à venir, pour eux-mêmes et pour la personne atteinte. Ces pertes anticipées s’ajoutent aux pertes actuelles ou passées, décuplant l’expérience de deuil. On considère aussi que les proches vivent une privation du deuil (« disenfranchised grief », Doka et Aber, 1989) puisque leur perte n’est pas toujours ouvertement reconnue. Les troubles neurocognitifs sont d’abord constatés dans l’intimité du domicile et peuvent rester longtemps insoupçonnés par l’entourage. Bien que le proche vive un bouleversement émotionnel important, il n’a pas accès au statut d’endeuillé, au soutien social et aux rituels favorisant le processus de deuil comme ce serait le cas à la suite d’un décès.

Enfin, le proche aidant doit assumer une double charge, entre la perte et le maintien du lien avec la personne. Malgré la peine associée au deuil, il doit rester mentalement et physiquement disponible pour continuer d’accompagner la personne atteinte. Les efforts pour conserver le lien et maintenir une continuité dans l’identité de la personne (ex. : miser sur ses anciens intérêts, sur les loisirs qu’elle aimait) peuvent amener le proche aidant à devoir de nouveau faire face à la perte en cas d’échec (Lemos Dekker, 2022).

Bien que le deuil blanc ait des caractéristiques propres, les réactions observées chez les proches sont souvent similaires à celles qui se manifestent lors d’un deuil classique. Les proches aidants disent parfois vivre de la tristesse, de la colère, de l’irritabilité, de la culpabilité. Plusieurs états émotionnels peuvent coexister, et ils sont variables d’une personne à l’autre. Les réactions de déni ou d’évitement, les symptômes de fatigue ainsi que les troubles du sommeil et de l’appétit sont communs. Les manifestations du deuil peuvent aussi évoluer dans le temps. Notons par ailleurs que le deuil serait vécu différemment par les enfants adultes et les conjoints (Meuser et Marwit, 2001). L’expérience de deuil des enfants adultes est marquée notamment par l’inversion des rôles (paradoxe de se sentir devenir le parent de son parent), alors que les conjoints feraient face à davantage de pertes (sentiment amoureux, sexualité, projets de vie communs, etc.).

Plusieurs auteurs se sont demandé si l’expérience du deuil blanc pouvait faciliter le deuil postdécès. Contrairement à certaines maladies physiques où le deuil anticipé peut être facilitateur, il n’y a pas de consensus pour les troubles neurocognitifs. Après le décès, le proche fait face à la perte effective de la personne, mais aussi à des pertes additionnelles (équipe de soins, réseau de soutien, rôle d’aidant). Les proches aidants ont souvent tendance à repenser à leur expérience et aux différentes étapes de la maladie, certains continuent de rapporter un sentiment de culpabilité. D’autres peuvent ressentir un soulagement, en voyant le décès comme la fin de la souffrance pour la personne, et en constatant une diminution de leur propre fardeau. Pour d’autres encore, l’expérience de proche aidance permet une croissance personnelle. On constaterait différentes trajectoires : généralement, les difficultés ressenties tendraient vers une normalisation en un an, mais environ 20 % des proches aidants pourraient manifester un deuil prolongé ou compliqué (Schulz et al., 2006). Le fait d’être un conjoint, d’avoir souffert de dépression ou d’avoir ressenti un sentiment de fardeau élevé avant le décès serait parmi les facteurs pouvant mener à un deuil compliqué (Romero et al., 2014).

Pour aborder le deuil blanc lors de l’accompagnement psychologique d’un proche aidant, il est tout d’abord important d’aider le client à prendre conscience de son deuil. Le fait de reconnaître le deuil et ses différentes facettes, de normaliser l'expérience, et de saisir les répercussions physiques et émotionnelles est souvent déjà très bénéfique. Pour Dahl et Boss (2020), une part importante de la thérapie serait de reconnaître le paradoxe de l’absence et de la présence simultanées de la personne atteinte de troubles neurocognitifs, et de développer une plus grande tolérance à l’ambiguïté. Cela peut se faire notamment en encourageant le client à pratiquer la « pensée paradoxale » (Société Alzheimer du Canada, 2020). Cette vision des choses consiste à dépasser l’apparente contradiction qui peut être source de détresse (« il me manque, pourtant il est encore là ») et à l’intégrer dans un tout qui reflète mieux la réalité (« il est toujours avec moi physiquement et parfois nous avons encore une belle complicité, et à la fois, par moments, j’ai la nostalgie de la personne qu’il était avant »), afin de prendre conscience de la complexité des émotions ressenties et de toutes les accepter. Dans le même ordre d’idées, on peut aussi souligner que la perte et le maintien du lien avec la personne ne sont pas opposés, mais qu’au contraire les deux peuvent coexister (Lemos Dekker, 2022). Enfin, le thérapeute peut aider le proche aidant à trouver un équilibre entre le passé (attachement envers la personne, souvenirs), le présent (difficultés et aspects positifs de la proche aidance) et l’avenir (investissement de nouveaux liens, nouveau sens donné à sa vie) . Cet objectif thérapeutique semble aussi pertinent dans le cadre d’un accompagnement du deuil postdécès. Bien que l’intervention psychologique auprès des proches aidants après le décès de la personne atteinte reste un thème peu documenté, notre expérience clinique nous suggère d'effectuer l’accompagnement au deuil en incluant un retour sur le parcours de proche aidance et le vécu de deuil blanc au fil de la maladie.

En conclusion, le deuil blanc est l’une des facettes de l’expérience des proches de personnes atteintes de troubles neurocognitifs, à laquelle peuvent s’ajouter d’autres enjeux psychologiques (sentiment de fardeau et épuisement, notamment). Il semble important que des services psychosociaux et, encore plus, du soutien psychologique soient disponibles pour les proches aidants tout au long de leur parcours et au-delà. Nous espérons que cet article aura permis d’éclairer et d’outiller davantage les psychologues amenés à travailler auprès de cette clientèle.

Bibliographie
  • Chan, D., Livingston, G., Jones, L. et Sampson, E. L. (2013). Grief reactions in dementia carers: a systematic review. International Journal of Geriatric Psychiatry, 28, 1-17
     
  • Dahl, C. M. et Boss, P. (2020). Ambiguous loss. Theory‐based guidelines for therapy with individuals, families, and communities. Dans K. S. Wampler et L. M. McWey (dir.), The handbook of systemic family therapy (p. 127-151). John Wiley & Sons Ltd
     
  • Doka, K. J. et Aber, R. A. (1989). Psychosocial loss and grief. Dans K. Doka (dir.), Disenfranchised grief: Recognizing hidden sorrow (p. 187-211). Lexington Books
     
  • Lemos Dekker, N. (2022). Anticipatory grief in dementia: An ethnographic study of loss and connection. Culture, Medicine and Psychiatry
     
  • Meuser, T. M. et Marwit, S. J. (2001). A comprehensive, stage-sensitive model of grief in dementia caregiving. The Gerontologist, 41(5), 658-670
     
  • Romero, M. M., Ott, C. H. et Kelber, S. T. (2014). Predictors of grief in bereaved family caregivers of person’s with Alzheimer’s disease: A prospective study. Death Studies, 38(6), 395-403
     
  • Schulz, R., Boerner, K., Shear, K., Zang, S. et Gitlin, L. N. (2006). Predictors of complicated grief among dementia caregivers: A Prospective Study of Bereavement. The American Journal of Geriatric Psychiatry, 14(8), 650-658
     
  • Société Alzheimer du Canada (2013). Le deuil blanc. Ressource pour les personnes atteintes de l’Alzheimer ou d’une maladie apparentée et leurs proches. https://alzheimer.ca/sites/default/files/documents/le-deuil-blanc_pour-les-personnes-atteintes-de-l-alzheimer-ou-d-une-maladie-apparentee_0.pdf
     
  • Société Alzheimer du Canada (2020). Soutenir des clients au travers du deuil blanc et du chagrin. Stratégies à l’intention des fournisseurs de soins de santé. https://alzheimer.ca/sites/default/files/documents/sa_soutenir-des-clients-au-travers-du-deuil-blanc-et-du-chagrin.pdf