Cancer : réintégrer la réalité dans les espoirs de guérison
Hélène de Billy, journaliste et écrivaine
Professeure et chercheuse, la psychologue Josée Savard dénonce les effets néfastes de la pensée positive sur les patients atteints de cancer. Dans son livre Faire face au cancer avec la pensée réaliste, elle propose au lecteur, tout comme aux clients qu’elle reçoit en pratique clinique, de s’adapter à la maladie en intégrant la réalité à ses espoirs de guérison. Portait de celle qui a été élue l’an dernier membre fellow de la Société canadienne de psychologie pour sa contribution à l’avancement de la discipline.
Ils arrivent dans son bureau avec leur livre de psychologie populaire sous le bras, moralement démolis et passablement épuisés. « Je ne comprends pas, lui disent-ils. J’ai suivi les recommandations de l’auteur, je pense positivement, je fais de l’exercice et malgré tout ça, j’ai une récidive de mon cancer. »
À l’Université Laval, à Québec, Josée Savard est professeure à l’École de psychologie et chercheuse au Centre de recherche en cancérologie, où elle dirige une équipe de 20 personnes. Elle travaille depuis 20 ans auprès des patients atteints de cancer. « Je connais l’effet dévastateur de la pensée positive sur les patients, déplore-t-elle. En plaçant toute la responsabilité sur le malade, cette idéologie peut engendrer une réaction en cascade et déboucher sur l’anxiété, la colère, la dépression. »
Une imposture
Elle en convient : certains individus se montrent plus réceptifs aux préceptes des apôtres du mental et autres jardiniers du climat intérieur. « L’idée d’avoir un contrôle sur la maladie est séduisante dans une société qui valorise l’accomplissement personnel. »
Mais une large portion de la population se révèle intolérante à l’incertitude (le cancer charrie son lot d’incertitudes). Ce sont eux, explique Mme Savard, qui se font piéger par les faux espoirs et les formules ésotériques des gourous à la mode. « La pensée positive est devenue une religion. On a balancé Dieu et on se jette dans ce genre de croyance. »
Dire non au cancer? Une imposture! clame-t-elle. « Comme si la guérison dépendait de soi et qu’à force de visualiser le succès on l’atteignait forcément. »
La psychologue ne se fait pas d’illusion cependant. Comparativement au miracle, le discours « réaliste » fait rarement le poids. « J’ai accompagné une dame qui me disait “Tu sais, Josée, je vais guérir” et qui est morte le lendemain. L’illusion la protégeait et elle était en paix. » Dans ces cas-là, la psychologue respecte le choix de son patient. « On ne détruit pas des stratégies de gestion qui fonctionnent. »
De Québec à Philadelphie
Née dans la Basse-Ville de Québec, Josée Savard a grandi dans un milieu ouvrier. Première membre de sa famille à avoir fait des études supérieures, elle admet qu’il n’était pas tout à fait prévisible pour ses parents de la voir poursuivre des études postdoctorales aux États-Unis au début des années 1990. « À chaque étape de ma scolarité, ils me demandaient : combien d’années encore? »
Elle s’est d’abord dirigée vers la psychologie de l’enfant. Mais après un stage en milieu scolaire, elle s’est rendu compte qu’elle ne tiendrait pas le coup. « Je n’aimais pas ça. » Grâce au professeur Janel Gauthier, son mentor, elle a réorienté ses études vers la psychologie de la santé et rédigé son mémoire de maîtrise sur le traitement non pharmacologique de la migraine.
Elle développera sa vision de la maladie au moment de ses études au doctorat. En stage au Centre hospitalier de l’Université Laval, elle analysait la dépression chez les personnes atteintes du sida: « C’était avant l’avènement de la trithérapie, rappelle-t-elle. Mes patients avaient environ 25 ans (mon âge) et tombaient comme des mouches. La situation était désespérée et je me rappelle de cet épisode comme l’un des plus bouleversants de ma carrière. »
Sa passion pour la recherche est née à cette époque. C’est également auprès des personnes séropositives qu’elle a appris à développer sa vision « optimiste réaliste » de la maladie. « Le défi, c’était d’amener le patient à vivre avec la maladie, le plus longtemps et dans les meilleures conditions possible. »
Dans ses travaux sur le sida à l’époque, elle s’est inspirée des nouvelles recherches sur les aspects psychologiques du cancer. « La littérature sur les conséquences psychologiques du sida étant quasi inexistante, j’ai beaucoup lu sur le cancer. Les symptômes psychologiques du cancer et du sida sont très similaires. »
Au terme de son doctorat, Josée Savard est passée tout naturellement en onco-psychologie, une discipline développée durant les années 1970 par la psychiatre Jimmie C. Holland à New York. « Cette pionnière est toujours très active. Et c’est grâce à elle si aujourd’hui le domaine de l’onco-psychologie existe un peu partout dans le monde. »
Au Québec, au début des années 1990, la discipline émergeait à peine. Sentant les possibilités se profiler devant elle, la Dre Savard a décidé d’exécuter son stage postdoctoral au Fox Chase Cancer Center, à Philadelphie, où elle s’est spécialisée en psycho-neuro-immunologie. « Plus précisément, explique-t-elle, je me suis intéressé à la relation entre la dépression et le fonctionnement immunitaire chez les femmes à risque dans les cas de cancer du col de l’utérus. »
La controverse
Au Centre de recherche en cancérologie, ses travaux actuels portent principalement sur la dépression et l’insomnie dans les contextes de cancer. « Après toutes ces années, je suis encore touchée par la confiance que m’accordent mes patients en partageant avec moi leurs difficultés et les aspects très intimes de leur vie. »
C’est un peu cette confiance qu’elle veut honorer en luttant contre la tromperie des cures miracles. « Pourquoi ne dit-on jamais à un diabétique ou à un cardiaque de penser positif? C’est comme si le cancer était d’origine psychologique. J’avoue que j’ai du mal à m’expliquer ce phénomène. »
Elle a conscience de naviguer à contre-courant. « La pensée positive est extrêmement répandue, entre autres parce qu’elle permet d’écarter les réalités qui nous dérangent. » Mais à quel prix?
Elle cite Barbara Ehrenreich, écrivaine de renom, journaliste et militante politique américaine qui, à la suite d’un cancer du sein, a publié un livre sur les origines de la pensée positive dans le pays d’Oprah Winfrey. « Elle s’est fait offrir un ruban rose et ne s’est pas du tout reconnue dans cette approche combative du cancer. Elle a donc mené une enquête sur les origines de la pensée positive aux États-Unis et a découvert que le culte de la bonne humeur avait envahi de nombreux volets de la vie américaine depuis l’économie jusqu’à la politique extérieure. Elle explique ainsi que de nombreuses catastrophes financières ou même les périls d’une guerre en Irak sont passés sous le radar, faute d’une vision réaliste de la part de dirigeants politiques qui préféraient porter des lunettes roses. »
Depuis la publication de son livre, elle a fait de la lutte contre la pensée positive son cheval de bataille. Elle s’en est ainsi prise aux thèses du Dr Christian Boukaram, cancérologue à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont et auteur du livre à succès Le pouvoir anticancer des émotions. Un émule du psychiatre français David Servan-Schreiber, le Dr Boukaram prétend passer presque tout son temps à rassurer ses patients parce qu’en matière de cancer « l’esprit gouverne tout ».
Josée Savard reconnaît un côté séduisant aux théories du docteur B., mais sans plus. « Pour un médecin, dit-elle, il est sans doute tentant de servir à son patient une petite phrase facile du genre “Vous n’avez qu’à penser positivement et ça va bien aller”. De mon côté, comme psychologue, je dois évaluer l’efficacité des différentes stratégies avec tout le sens critique et l’esprit scientifique de ma profession. »
La controverse est féroce et elle fourbit ses armes pour plus tard. Elle a déjà identifié ses prochaines cibles. « J’en ai contre le discours promotionnel autour de la diète anticancer et je pourrais bien publier mon prochain livre là-dessus. »
Déterminée, Josée Savard puise son inspiration dans une carrière menée de manière réaliste, étape par étape, et non pas grâce à une quelconque formule magique. À bien des égards, elle est restée la première de classe « solitaire et plongée dans ses livres » du quartier Saint-Malo à Québec. « J’ai eu des parents qui valorisaient le travail bien fait. Cette attention au détail, si importante en recherche, ça m’a suivie toute ma vie. »